A la fin du mois, le Neuchâtelois André Duvillard partira à la retraite et quittera son poste de délégué du Réseau national de sécurité (RNS). Le Neuchâtelois passe le flambeau à un autre Romand, Martin von Muralt. Il évoque pour watson les dix années passées à la tête du RNS, les risques actuels et les enjeux dont devra s'occuper son successeur.
En 2014, le Réseau national de sécurité déployait un exercice mettant en scène une pandémie et un black-out. Début 2020, la pandémie prend le monde politique par surprise et, en ce moment, la question de l'approvisionnement énergétique agite le Parlement. Personne ne lit vos rapports, à Berne?
André Duvillard: C'est sûr qu'il y a un décalage entre la parole des experts, la mise en évidence des risques et la prise de conscience des mesures à prendre par le pouvoir politique. Une crise, ce n'est pas drôle, ça met à mal le fonctionnement des institutions, on sort de sa zone de confort.
Les spécialistes de l'électricité et du gaz mettent en garde contre le prochain hiver, qui risque d'être très compliqué niveau approvisionnement. Sur le plan énergétique, cependant, des mesures ont bien été prises depuis 2014 par les cantons, qui ont travaillé sur ce dossier à des niveaux divers.
Un scénario catastrophe crédible, c'est quoi?
J'ai envie de dire: celui de notre exercice de 2014. Ou alors un black-out général en février, alors qu'il fait -10°C dehors. Imaginez, vous vous levez un matin, le sol est glacé, vous êtes dans le froid, impossible de recharger son téléphone ou son ordinateur, de contacter ses proches ou la police.
Si on n'a pas de cheminée ou de poêle, on ne peut pas se chauffer, il n'y a plus d'eau, ou peut-être a-t-elle gelé. Les feux de signalisation ne fonctionnent plus, le trafic ferroviaire est impacté. Des gens préfèrent rester à la maison pour prendre soin de leur famille au lieu d'aller au travail, ce qui fragilise encore plus les systèmes. Des pillages peuvent avoir lieu.
Le 4 juillet, la Haute Ecole Arc, à Neuchâtel a été victime d'une cyberattaque. Qu'est-ce que ça vous fait de voir arriver cela dans votre canton?
Ce qui est surprenant, dans ce cas, c'est la première réaction de l'école, qui a minimisé l'attaque et a déclaré qu'aucune donnée sensible n'avait fuité.
Il y a dix ans, quand je suis arrivé à mon poste, nous alertions déjà à ce sujet. Mais à l'époque, on prêchait dans le désert. Il est à noter que nous ne sommes pas les premiers: un exercice de la Confédération simulant une attaque informatique avait eu lieu en 1997 déjà.
Dans une précédente interview, vous évoquiez une «génération Coop pronto». Qu'est-ce que ça veut dire?
C'est une expression qui désigne le réflexe, notamment des plus jeunes, d'aller acheter des produits de première nécessité à la superette du coin, à quasiment n'importe quelle heure du jour ou de la nuit, la semaine comme le dimanche. On a perdu la notion de préparation des stocks. En 30 ans, nous avons vu des développements technologiques majeurs. Avant le Covid, n'importe quel produit pouvait arriver de l'autre bout du monde en quelques jours. La pandémie a provoqué une prise de conscience. Il faut revenir à certains réflexes de nos grands-parents. C'est la difficulté pour cette génération qui a baigné dans un monde idéal.
Il faut aussi être lucide et il serait fou de prôner l'autonomie complète, nous resterons dépendants des flux internationaux, mais il est sain de se poser la question de savoir comment on peut tenir deux ou trois jours sans électricité en cas de panne complète. Il faudra avoir «l'esprit MacGyver». Cependant, je crois en la capacité de l'humain à rebondir, à la résilience. Et puis, les gens s'intéressent à nouveau à la sécurité, je le vois dans le nombre de sollicitations pour venir parler de cette thématique.
Qu'est-ce qui vous a le plus choqué, en dix ans?
Le retour du terrorisme en Europe. Quand je suis entré en fonction, en juillet 2012, la France se remettait à peine des attentats commis par Mohammed Merah, arrivés quelques mois plus tôt. Juste avant de quitter la police neuchâteloise (réd: il en était le commandant de 2005 à 2012), j'ai participé à une conférence où des collègues français nous avaient présenté une vidéo filmée par le tueur qui m'avait horrifié. Ce n'était que le début. Mais les Alémaniques ne percevaient pas ces enjeux et la France semblait loin.
Puis la Task force Tetra (Terrorist tracking) s’est mise en place, avec tous les acteurs intégrés dans la réflexion, comme par exemple le Secrétariat d'Etat aux migrations, pour se pencher sur le problème. Le Conseil fédéral a adopté sa première stratégie de lutte contre le terrorisme en 2015.
Le RNS cite les principaux types d'extrémisme: de droite, de gauche, djihadiste, lié aux fans sportifs (hooliganisme) et aux droits des animaux. Lesquels sont les plus dangereux, à l'heure de passer le flambeau à votre successeur?
Le djihadisme a longtemps occupé le devant de la scène, mais reste le risque le plus élevé.
L'extrémisme de droite ou de gauche est stable dans le nombre d'actes recensés. On connaît son histoire et les profils associés. D'autres sont plus difficiles à établir, comme ceux des extrémismes «monothématiques», focalisés sur une thématique spécifique, comme on a pu le voir avec certains individus très en colère contre les mesures Covid, jusqu'à ce fameux jeudi soir sur la Place fédérale. Le mouvement des «Incels», ces hommes prêts à commettre des actes de violence contre les femmes par frustration, est aussi sur notre radar.
Le RNS a été créé en 2012 et vous étiez son premier délégué. Comment se sont passés les débuts?
C'était un challenge. Personne n'aime trop les structures centralisatrices, à Berne. A l'arrivée, on m'a dit: «C'est un projet pilote». Il était censé durer trois ans. Mon objectif, c'était de transformer ce «one shot» pour en faire une structure reconnue et acceptée. En ça, je pense avoir rempli ma mission et le défi pour mon successeur, ce sera de faire évoluer cette structure. Le Réseau national de sécurité n'en est encore qu'à l'âge de l'adolescence.
Comment se passe une journée type du délégué?
Je reçois le matin une série de rapports d'analyse de différents services, par exemple du Service de renseignement
de la Confédération sur l'Ukraine. Puis, je lis la presse.
Pratiquement, nous menons des projets avec différents acteurs, faisons office de radar, identifiant là où se trouve la plus-value dans la coordination entre les cantons, la Confédération, les communes et mettons en place des structures de réseautage pour celles-ci. Et bien sûr, nous organisons aussi des exercices avec divers acteurs, car la théorie a ses limites.
Quelle est la suite?
Le prochain exercice du Réseau national de sécurité aura lieu en 2025, mais le scénario n'a pas encore été défini. Nous avons réussi à relancer cette culture de l'exercice, qui avait disparu et on veut s'exercer plus souvent.
En 2014, le RNS alertait sur une pandémie et un black-out, mais criait alors dans le désert. Quel est le danger que vous estimez actuellement important, mais au sujet duquel on ne vous écoute pas assez?
Le climat. On ne mesure pas encore tout ce qui va se passer, mais le cocktail est explosif: un mélange de catastrophes, de mouvements migratoires et, si l'Etat prend des mesures fortes, l'arrivée possible de nouveaux extrémistes «monothématiques». Le commandant d'une police cantonale m'a confié avoir mis ce sujet sur la table un jour, dans l'indifférence générale. Comme pour la pandémie ou les problèmes énergétiques, ce sont des choses qui pourraient arriver vite. Il faut oser penser l'impensable.