Tatjana Werik et Vivianne Mösli voulaient organiser un récital de chansons sur l'amour, avec des romances russes et ukrainiennes. Mais la guerre dans le pays natal de Tatjana Werik a fait échouer ces plans. Malgré tout, elles continuent de faire vivre le «collectif barbare». CH media a tenu un entretien avec les belles-sœurs au sujet de la force unificatrice du théâtre.
Quand est-ce que vous avez mangé du bortsch pour la dernière fois?
Tatjana Werik: Tout récemment. Je voulais tester la recette avant de l'envoyer aux différents théâtres. Le bortsch est un repas magique, il a un goût différent à chaque fois.
On parle toujours du pouvoir unificateur de l'art. Le théâtre a-t-il aussi ce potentiel?
Tatjana Werik: Je n'en doute pas du tout.
Vivianne Mösli: Ces derniers temps, j'ai eu parfois du mal à y croire. Mais l'idée qu'il n'y ait plus de théâtre est très triste. Je veux y croire.
La pièce aborde explicitement le thème de la guerre. L'attaque de la Russie contre l'Ukraine a fortement modifié la pièce. Qu'est-ce que cela vous fait de monter sur scène dans ces circonstances?
Vivianne Mösli: L'idée de la pièce existe depuis longtemps. Quand la guerre a commencé, il était clair qu'elle devrait prendre une forme différente de celle que nous avions initialement imaginée. Nous nous sommes posé de très grandes questions. Mais rester silencieuse m'aurait aussi semblé malsain.
Tatjana Werik: Pour moi, il y a déjà eu un moment d'arrêt. Les événements m'ont touchée et pendant un certain temps, je n'ai rien pu faire. J'ai compris que si nous voulions avancer, nous devions digérer ce qui s'était passé.
Comment cela se reflète dans la pièce?
Vivianne Mösli: Ce n'est pas le moment de chanter des romances russes, pas pour moi et encore moins pour Tatjana. Je me souviens d'avoir entendu une interview d'un soldat ukrainien au début de la guerre. Il a dit que pour lui, le pire serait qu'on les oublie. Cette pensée m'a donné de la force.
Tatjana Werik: Pour nous aussi, il s'agit concrètement de savoir comment gérer le fait que tous les plans soient détruits. Pour nous, c'est une simple pièce de théâtre. Pour d'autres, cela signifie que leur vie a complètement changé, qu'ils ont dû abandonner leur maison.
En quoi la guerre a-t-elle fondamentalement changé la pratique du théâtre?
Tatjana Werik: La Russie est une nation de théâtre, il y a des œuvres magnifiques. Mais il ne m'est pas possible de travailler avec elles pour le moment. Il y a trop de blessures. Avant la guerre, j'ai écrit plusieurs histoires et pièces qui ne sont tout simplement plus d'actualité.
Vivianne Mösli: En fin de compte, la guerre nous a enlevé beaucoup d'histoires.
Madame Werik, à quoi pensez-vous quand vous pensez à l'Ukraine?
Tatjana Werik: En ce moment? A la chaleur et à la mer, aux oiseaux et à l'été. L'Ukraine m'a donné beaucoup de choses que je porte encore en moi.
La pièce met l'accent sur les histoires de femmes. Dans quelle mesure les femmes racontent-elles la guerre de manière différente?
Vivianne Mösli: La lecture féminine de la guerre est peut-être plutôt un grand silence.
Tatjana Werik: Elles vibrent avec nous. En Ukraine, il y a beaucoup de femmes qui participent activement à la guerre, par exemple en tant que soldats. D'autres prennent en charge des affaires, veillent à ce que le quotidien se poursuive. Il y a une force étonnante derrière tout cela.
Quelle est l'influence, voire le pouvoir, des femmes dans la guerre?
Tatjana Werik: D'instinct, je dirais trop peu.
Où avez-vous trouvé les voix que vous faites entendre?
Vivianne Mösli: L'une des bases de la pièce est le livre «La guerre n'a pas un visage de femme» de Svetlana Alexievitch – elle avait mené de nombreuses interviews avec des femmes. Des amies de Tatiana ont aussi témoigné depuis l'Ukraine.
En tant que Suissesse et Ukrainienne, vous êtes touchées par la guerre de différentes manières. Comment avez-vous trouvé un langage commun pour la pièce?
Vivianne Mösli: Peut-être en ne cherchant pas forcément une langue commune. Notre pièce contient vraiment toutes les langues, le suisse-allemand, l'allemand standard, le russe, l'ukrainien. Ce qui est beau, c'est que nous sommes ensemble sur scène.
Tatjana Werik: Pour moi, parler de la guerre en Ukraine est déjà difficile à supporter, alors j'essaie de porter mon regard sur l'ensemble, sur le contexte global. Les guerres n'arrivent pas seulement dans certains pays, elles nous arrivent à nous, les hommes.
A qui s'adresse cette pièce?
Vivianne Mösli: Pour tout le monde. En Suisse, on a l'impression qu'on est trop loin pour faire quoi que ce soit, on se sent impuissant. Malgré cela, ou justement pour cela, il est très important de se pencher sur le sujet, de s'écouter les uns les autres. C'est tout ce dont on a besoin.
Tatjana Werik: Le pessimisme ne nous fait pas avancer. Nous savons que la situation est mauvaise. Je souhaite que nous puissions allumer une étincelle avec cette pièce. Je veux que ce soit une soirée chaleureuse, qui donne de l'espoir.
Traduit et adapté de l'allemand par Léa Krejci