Une guerre de positions sanglante fait rage en Ukraine. A l'est, les troupes russes parviennent à gagner lentement du terrain dans la bataille pour la ville d'Avdiïvka, et les soldats ukrainiens risquent d'être encerclés. Mais la ville a été transformée en forteresse par Kiev. Pour l'armée russe, il pourrait s'agir d'une bataille aussi coûteuse que celle de Bakhmout.
👉 Suivez en direct la guerre contre l'Ukraine 👈
Au sud, c'est l'armée ukrainienne qui est à l'offensive et qui fait traverser le Dnipro à toujours plus de soldats et de matériel lourd. Les têtes de pont ukrainiennes dans l'oblast de Kherson tiennent bon, et Vladimir Poutine risque une débâcle dans la région.
Les fronts n'évoluent que très peu malgré des combats acharnés et aucun camp ne parvient à faire une percée. L'expert militaire Christian Mölling explique pourquoi il faut considérer cette situation comme un instantané du conflit. La question de savoir si Poutine perdra sa guerre dépendra surtout de la capacité de l'Occident à surmonter ses hésitations.
Christian Mölling, la Russie est de plus en plus sous pression dans la région de Kherson et les têtes de pont de l'armée ukrainienne tiennent bon. Peut-on s'attendre à une percée sur cette partie du front?
Christian Mölling: Je dirais qu'il faut être prudent avec de telles prédictions, une percée n'est pas encore en vue.
Malgré tout, les choses semblent bien se passer pour l'Ukraine dans le sud.
Cela fait plusieurs mois que l'armée ukrainienne parvient à tenir ces têtes de pont. Des équipements lourds y sont désormais acheminés pour traverser le Dnipro. Cela constitue bien sûr un risque pour la Russie.
Pourquoi l'Ukraine lance-t-elle une attaque précisément sur cette partie du front?
Il s'agit avant tout pour l'Ukraine de placer la Russie devant des dilemmes militaires. Si l'armée russe souhaite renforcer la partie sud du front, elle doit retirer des troupes de l'est. C'est l'objectif de l'Ukraine.
La Russie ne déploie-t-elle pas déjà des troupes dans le sud?
C'est ce dont j'ai l'impression. L'armée russe a déjà changé de commandement dans la région, et un officier supérieur s'occupe désormais de la défense de cette partie du front. C'est un premier indicateur qu'il y a effectivement d'autres choses qui se passent là-bas. Mais cela ne veut pas dire que les Russes ne pourront pas contrôler la situation.
Pourquoi?
Parce que cela déstabilise d'autres parties du front et parce que l'Ukraine a comme objectif de maintenir les troupes russes en mouvement. Elles ne peuvent alors pas s'enterrer.
La défense de la Crimée n'est donc pas encore en danger pour la Russie?
Non. Jusqu'à présent, nous pouvons seulement constater que de plus en plus d'Ukrainiens réussissent à traverser le fleuve et que la Russie n'a pas encore été en mesure de repousser ces avancées. Pour que ces succès ukrainiens soient durables, ils doivent approvisionner leurs têtes de pont à plus long terme en nourriture, en carburant et en munitions. Cela sera difficile.
Y a-t-il d'autres zones de front où l'Ukraine est actuellement à l'offensive?
Il n'est actuellement pas possible de lancer de grandes offensives, car la météo est extrêmement mauvaise. Mais les combats restent tout aussi acharnés. Il n'empêche que l'offensive actuelle de l'armée de Poutine a elle aussi échoué jusqu'à présent.
C'est une guerre de positions.
Le chef d'état-major ukrainien Valeri Zaloujny a déclaré dans une interview que cela pourrait devenir une guerre d'usure. Le passage d'une guerre de positions à une guerre d'usure n'est toutefois pas une évidence.
La réalité sur les champs de bataille plaide pourtant déjà en ce sens: les lignes de front ne bougent pratiquement pas.
Dans tous les cas, il faut reconnaître que les Ukrainiens avancent lentement. L'Ouest perçoit la situation parfois de manière très différente, mais il ne faut pas oublier que les forces armées occidentales n'ont jamais été confrontées à des lignes de défense, des champs de mines et des tranchées sous cette forme. De plus, des deux côtés, des drones permettent de détecter le moindre mouvement d'un soldat ou d'un char.
Cela indique justement un renforcement des fronts, non?
Pas forcément. Pour l'instant, les drones sont peut-être une sorte de verrou qui peut empêcher une percée. Mais ils ne sont pas non plus une arme miracle et peuvent être mis hors d'état de nuire par des attaques électroniques.
La Russie utiliserait désormais des drones de type «Izdeliye-53», qui semblent aussi pouvoir détecter des cibles de nuit. Est-ce un danger pour l'Ukraine?
Si l'armée russe venait vraiment à recevoir un nombre important de ces drones, ce serait évidemment dangereux pour l'Ukraine. Par le passé, nous avons vu que les soldats ukrainiens et les chars occidentaux avaient un avantage parce que leur capacité de combat nocturne était meilleure que celle des Russes. Si le nombre de ces drones augmente considérablement, l'armée ukrainienne devra bien évidemment s'adapter.
Comment?
En se battant moins la nuit et en se déplaçant moins librement dans l'obscurité qu'elle ne le faisait auparavant.
L'Ukraine se trouve dans une situation défavorable à Avdiïvka, dans l'est du pays. La ville risque d'être encerclée par l'armée russe. Comment évaluez-vous la situation sur le front oriental?
La bataille d'Avdiïvka risque de mener à un encerclement des forces ukrainiennes. Mais les Ukrainiens ont également tiré les leçons de Bakhmout, qui fut un combat incroyablement long et coûteux en pertes pour l'armée russe et les mercenaires de Wagner.
Les Ukrainiens fortifient cette région de l'oblast de Donetsk depuis 2014. Une défaite serait toutefois certainement mauvaise pour l'Ukraine au niveau psychologique.
Ainsi, après Bakhmout, Avdiïvka pourrait devenir le prochain grand champ de bataille sanglant?
Oui, mais cela se joue à des niveaux stratégiques différents pour les deux parties.
Il ne doit certes pas justifier sa guerre devant son propre peuple, mais il existe un écosystème de pouvoir au Kremlin qui dépend du fait que la population continue à se tenir tranquille. C'est pourquoi les dirigeants russes doivent pouvoir raconter des histoires de succès.
La Russie n'a toutefois pas pu célébrer de succès en Ukraine cette année.
En fait, personne ne mentionne cette réalité.
Le Kremlin considère pourtant son armée comme la deuxième plus puissante du monde. Mais cela n'est pas forcément dû aux succès de leur stratégie militaire. La Russie a simplement construit des installations de défense massives et posé des champs de mines qui sont apparemment uniques dans l'histoire en termes de densité de mines.
Quelle est la manière la plus efficace d'aider l'Ukraine à l'heure actuelle?
Le chef d'état-major ukrainien a dressé une liste des choses nécessaires pour que l'Ukraine puisse sortir de cette guerre de positions: plus de défense antiaérienne, plus de moyens pour la guerre électronique, plus de matériel pour le déminage. L'Occident s'efforce certes d'y contribuer, mais d'une certaine manière, nous perdons courage dans toute cette histoire.
Nous perdons courage?
Il y a au moins une minorité bruyante qui répand le sentiment que, de toute façon, les choses n'avancent pas. En Occident, on s'attendait de manière irréaliste à une sorte de bataille décisive en 2023. Mais en réalité, la guerre n'est pas terminée, et si le soutien à l'Ukraine cessait maintenant, Poutine aurait atteint ses objectifs stratégiques. Nous n'avons aucun intérêt à ce que cela se produise.
Les gens en Europe en sont-ils conscients?
Je constate dans le débat public une tentative de séparer la guerre en Ukraine et la question de la sécurité en Europe, parce que ce lien est inconfortable. L'observer de plus près signifierait que nous devrions également prendre notre destin en main. En Europe, il semble que nous voulions souvent adopter une position d'observateur, mais c'est une erreur fatale.
Malgré cela, l'Allemagne, par exemple, a une longue tradition de toujours être trop lente et de ne pas être suffisamment active par la suite.
Comme les choses ne se passent pas non plus comme prévu pour Poutine, il compte probablement sur cette faiblesse de l'Occident.
Exactement. C'est là qu'il faut tirer son chapeau à Poutine. Il a réussi à transférer la responsabilité des négociations à l'Occident, alors qu'il est le seul à décider si les négociations auront lieu ou non. C'était une manœuvre intelligente de sa part. Nous discutons maintenant d'une offre raisonnable pour la Russie et lui courrons pour ainsi dire après. C'est vraiment perfide, mais cela montre aussi qu'il connaît bien le paysage politique occidental.
A-t-il également les yeux rivés sur les Etats-Unis, avec les élections présidentielles américaines de l'année prochaine?
Bien sûr. Si les Etats-Unis venaient à hésiter maintenant parce que Joe Biden a peur de ne pas être réélu s'il reste «président de guerre», cela aura des conséquences plus graves pour l'Ukraine que les hésitations de l'Europe.
En résumé, tout cela explique probablement pourquoi Poutine pense encore pouvoir gagner cette guerre.
Au vu de la situation en Russie, Poutine doit au moins veiller à ne pas perdre la guerre.
Les choses ne vont pas bien pour la Russie, sinon la deuxième plus grande armée du monde n'aurait pas besoin de se servir en Corée du Nord. Mais cela n'est pas non plus nécessaire; pour Poutine, il faut juste que la situation russe soit meilleure que celle des Européens. A terme, l'industrie de l'armement russe pourra elle aussi produire davantage, et il n'aura alors plus besoin du régime nord-coréen.
Voyez-vous une lueur d'espoir dans la situation actuelle?
Je peux comprendre que la contre-offensive ukrainienne ait été décevante. Mais de nombreuses déceptions sont précédées d'auto-illusions. Nous nous sommes trompés nous-mêmes, car nous nous sommes promis que la guerre serait bientôt terminée.
Il y aura alors de l'espoir, car la situation actuelle n'est pas sans alternative.
Traduit et adapté de l'allemand par Léa Krejci