Depuis 2009, Gabriela Schaepman-Strub passe tous ses étés très au nord, dans la toundra russe. «Même pendant la pandémie», dit-elle. La professeure de l'université de Zurich y étudie avec son équipe les effets d'un été pluvieux ou d'une sécheresse persistante sur la nature des sols, les plantes et le permafrost dans cet écosystème sensible. Et depuis que de violents incendies ont ravagé la Sibérie, elle suit avec des méthodes scientifiques la manière dont la toundra se remet – ou pas – de ces événements extrêmes.
Mais cet été, la chercheuse et son groupe n'ont pas pu faire le voyage, en raison de la guerre menée par la Russie contre l'Ukraine et des sanctions qui en découlent. Cela a rendu le travail de terrain impossible. Cette coupure remet fondamentalement en question l'activité de recherche de longue date.
En effet, chaque printemps, Gabriela Schaepman-Strub et son groupe doivent reconstruire les installations, les pompes et les capteurs qui permettent de simuler l'humidité et la sécheresse sur les carrés de recherche définis. Et pendant l'été, les mesures sont intensives, les capteurs sont contrôlés et remplacés s'ils sont endommagés par des lemmings (réd: petits rongeurs qui vivent dans la toundra) ou des bœufs musqués.
Grâce à ses bonnes relations sur place, il a tout de même été possible de poursuivre l'enquête cette année à une échelle réduite. Mais on ne sait pas encore si les données collectées seront livrées à la Suisse. Ce sont les autorités russes qui en décideront. Et la chercheuse ne sait pas non plus ce qu'il adviendra l'été prochain. Dans le pire des cas, plus de 100 000 francs déjà investis dans le projet seront perdus.
«Comme les évolutions dans la toundra sont très lentes, il est important de pouvoir effectuer des recherches sur une longue période au même endroit afin de documenter les changements», explique-t-elle. Si le projet est interrompu en Sibérie, le travail de ces dernières années sera en grande partie perdu.
La chercheuse n'est pas la seule scientifique dont le travail en Russie est perturbé par la guerre en Ukraine. Au total, rien que dans la recherche polaire, une dizaine de groupes de recherche suisses sont concernés.
La professeure de Zurich connaît bien le sujet. En effet, en plus de son engagement à l'université, elle dirige le Swiss Polar Institute. Celui-ci soutient et coordonne la recherche polaire et arctique suisse. Une branche scientifique qui a plus à voir avec notre pays qu'on ne pourrait le penser de prime abord: de par son propre rapport à la neige, au permafrost et à la glace, la Suisse s'intéresse depuis longtemps à l'Arctique.
«En 1912 déjà, le pionnier scientifique suisse Alfred de Quervain a traversé l'inlandsis groenlandais afin d'acquérir des connaissances sur le Groenland et sa société», peut-on lire dans un rapport des Académies suisses des sciences qui vient d'être publié. Il traite des changements provoqués par l'homme dans l'Arctique et du rôle de la Suisse.
Les conditions climatiques en zones alpines de haute altitude sont comparables à celles de l'Arctique: les températures moyennes à la surface de la Terre y augmentent environ deux fois plus vite que la moyenne mondiale. Les glaciers fondent donc plus rapidement, même si l'ampleur de la fonte varie en fonction de leur taille. Ainsi, la calotte glaciaire du Groenland, la deuxième plus grande masse de glace de la planète après l'Antarctique, a perdu 279 kilomètres cubes de glace par an depuis 2002.
En Suisse, les glaciers ont fondu comme jamais au cours de l'été dernier, qui a été très chaud: plus de trois kilomètres cubes de glace ont été perdus, un cube de glace géant presque inimaginable. Au Groenland, ce cube de glace perdu serait encore 90 fois plus grand – son eau de fonte contribue largement à l'élévation du niveau de la mer.
«L'Arctique est (...) un centre de commutation du climat global» peut-on lire dans le rapport mentionné plus haut. Gabriela Schaepman-Strub précise: «Sur neuf éléments de basculement connus du système climatique, sept se trouvent aux pôles.»
Qu'est-ce que cela signifie? Par exemple ceci: si la surface recouverte de neige et de glace en été diminue dans l'Arctique, le rayonnement solaire est moins réfléchi et davantage absorbé par les sols. Cela entraîne une fonte accrue du permafrost - et la libération de grandes quantités de méthane et de CO2, des gaz à effet de serre qui étaient auparavant liés dans les sols gelés. Jusqu'à 240 gigatonnes supplémentaires pourraient ainsi être libérées dans l'atmosphère et continuer à réchauffer le climat. L'Arctique est un hotspot du changement climatique, littéralement.
D'autres effets du réchauffement climatique concernent par exemple l'influence sur les courants marins, avec des répercussions possibles sur les climats locaux dans le monde entier. Il y aurait d'autres exemples. Les Académies des sciences résument sur douze pages l'état de la recherche – et la plupart des conclusions ne sont guère encourageantes.
Même «l'avantage» que représenteraient les nouvelles routes maritimes plus courtes en raison de la fonte des glaces, qui facilitent l'exploitation des matières premières dans la région polaire (ce qui intéresse les entreprises de matières premières ayant leur siège en Suisse), comporte plus de risques que d'opportunités pour la région et sa population.
Le groupe de Gabriela Schaepman-Schtrub étudie également ces liens de cause à effet – lorsqu'il pourra à nouveau.
Pour l'instant, cela ne semble pas près d'être le cas. Car au niveau politique aussi, les bases de la coopération ont été coupées à cause de la guerre en Ukraine. Le Conseil de l'Arctique, au sein duquel les huit pays riverains collaboraient pour permettre une recherche commune, un développement durable et une coexistence pacifique dans l'Arctique, est «sur pause», comme le disent les diplomates. La Russie en assurerait actuellement la présidence; mais depuis l'attaque contre l'Ukraine, la collaboration n'est plus possible.
C'est notamment grâce à son engagement scientifique que la Suisse a obtenu le statut d'observateur au sein du Conseil en 2017. Au Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), compétent en la matière, on n'a pas encore abandonné l'espoir que le Conseil de l'Arctique puisse un jour jouer à nouveau un rôle important. «L'Arctique est lié au reste du monde», explique Grégoire Hauser, spécialiste du DFAE. «Ce qui se passe dans l'Arctique ne reste pas dans l'Arctique.» Selon lui, l'objectif doit donc être de ne pas perdre les contacts entre les chercheurs et de continuer à dialoguer.
Traduit et adapté de l'allemand par Tanja Maeder