Un monstre de métal avance parmi les fourrés, déchiquetant branches et hautes herbes dans ses dents tournantes et pointues. Soudain, une explosion fend l'air. Une fois le souffle et la poussière retombés, on constate que la machine tient toujours, intacte, avant de repartir comme si de rien n'était.
Cette machine, c'est un des véhicules blindés produits par la fondation et l'entreprise suisse Digger. Sa mission? Déminer une quantité de terrain beaucoup plus rapidement qu'avec un déminage manuel, en mode «vite fait, bien fait» et même un peu bourrin s'il le faut.
Car l'engin est blindé, télécommandé et peut résister à l'explosion d'une mine, antipersonnel comme antichar. Pour l'Ukraine, peut-être le pays le plus miné du monde à l'heure qu'il est, l'arrivée de ces engins serait une aubaine.
Frédéric Guerne, patron de la Fondation Digger, nous explique pourquoi l'Ukraine est importante pour lui et quel rôle sa fondation peut jouer sur le terrain.
Vous vous êtes récemment rendu en Ukraine dans le but de pouvoir y déployer une de vos machines. Pouvez-vous nous en dire plus?
Frédéric Guerne: J'ai passé trois jours sur place. J'y ai rencontré l'ambassadeur de Suisse sur le départ, Claude Wild, ainsi que le service de protection civile ukrainienne, en charge du déminage humanitaire. Juridiquement et administrativement, c'est un peu compliqué. Le but est de leur mettre à disposition au moins un de nos Digger D-250.
En quoi consiste cette machine?
C'est un véhicule télécommandé de 12 tonnes, chenillé et disposant à l'avant d'une fraise de déminage d'1m85 de large.
Un champ de mines, ce n'est pas un terrain de golf, c'est plein de broussailles, d'arbustes et de hautes herbes. Ca prend des heures à déminer à la main. Notre véhicule permet de retourner la terre jusqu'à 25 centimètres sous la surface. Quand il rentre en contact avec une mine, il la broie ou la fait sauter.
Le véhicule est donc blindé?
Oui, avec des plaques d'acier haut de gamme, résistant à l'explosion des mines antipersonnel et aux possibles shrapnels qui s'en dégagent.
La machine peut même soutenir l'explosion d'une mine antichar, car on en trouve parfois disséminées dans les mêmes zones — mais ce n'est pas son objectif initial et elle va subir un certain stress. A titre de comparaison, une mine antipersonnel compte jusqu'à 300 grammes d'explosif et une mine antichar, c'est 8 kilos. Et bien sûr, ce n'est pas un blindage balistique ou militaire comme ceux permettant de se protéger de missiles antichars.
Et c'est du made in Switzerland, donc?
Notre entreprise existe depuis 25 ans et est installée à Tavannes, dans le Jura bernois.
A l'époque, notre pari était un peu fou. Nous étions dans les premiers à utiliser la technologie wi-fi, désormais bien connue, pour piloter nos machines à distance. Et les plaques d'acier blindées sont découpées dans la région, à quelques kilomètres, au laser.
Combien de machines vont être acheminées en Ukraine?
Pour l'instant, une seule — dont l'achat a d'ailleurs été financé à 80% par la Chaîne du bonheur suisse. Nous produisons entre une et deux machines par année. Dans le monde, de 20 à 30 engins de ce genre sortent des usines annuellement. Et l'Ukraine estime qu'il en faudrait 60 pour déminer son territoire, un chiffre qui est encore destiné à augmenter. Sur place, l'Etat estime que 250 000 km2 doivent être déminés, soit la surface du Royaume-Uni, ou six fois celle de la Suisse.
Avez-vous prévu d'en envoyer d'autres dans le futur?
Nous voulons mettre sur place une chaîne de production et exporter notre savoir-faire et nos connaissances en Ukraine. Nous nous sommes engagés avec des partenaires non militaires qui travaillent aussi avec les Nations Unies. C'est un projet d'envergure, compliqué.
Cela ferait d'une pierre deux coups pour le pays: en plus de produire des véhicules servant à déminer leurs terrains, cela aiderait l'économie, avec la création d'au moins 150 emplois, d'autant que le personnel en Ukraine est hautement qualifié. Ce projet a été mis sur pied avec l'aide de Claude Wild, qui va quitter l'Ukraine très prochainement. Pour nous, c'est un coup dur, car il s'est vraiment investi et dévoué pour l'Ukraine et nous a aidé à entamer toutes les démarches. On attend des nouvelles de Berne concernant son remplaçant.
Quel rôle joue Berne dans votre implication en Ukraine?
Premièrement, il est financier. La Suisse a récemment promis 140 millions de francs d'aide à l'Ukraine avec son plan d'aide fédéral. Il a clairement été mentionné que le déminage en ferait partie. Cela viendrait compléter des fonds provenant de donateurs étrangers, notamment britanniques et nippons, investis pour le déminage en Ukraine et dont nous pourrions bénéficier. Nous travaillons aussi avec le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE), qui apprécie les projets «tech for good» avec un potentiel multiplicateur.
Ce serait un sacré changement de paradigme par rapport au déminage manuel, non?
J'ai énormément de respect pour le déminage manuel et les démineurs risquant leurs vies dans les champs de mines, mais le temps qu'il leur faut pour nettoyer une zone est énorme. Ils peuvent traiter jusqu'à 20m2 par jour, notre machine nettoie jusqu'à 1800m2 par heure. Je vous donne un exemple: quand nous l'avons déployée au Mozambique, en 2013, il était prévu que le pays continue à déminer manuellement durant une décennie.
Le sujet est parfois sensible dans certains pays, car les démineurs formés sont des locaux se retrouvant ensuite au chômage. Mais c'est un travail artificiel, qui ne produit aucune valeur ajoutée. Ces démineurs peuvent ensuite, par exemple, devenir paysans et produire des richesses sur des terres qui n'étaient justement pas arables avant, car minées.
Avec dix machines produites par an, ce que vous me dites, c'est que vous seriez derrière la moitié de la production mondiale de ces engins spécialisés d'ici un à deux ans?
Ce serait un pas de géant pour le déminage. Déjà, dans les années à venir, l'Ukraine en aura sacrément besoin. Et puis, cela nous offrirait des fonds substantiels pouvant être réinvestis pour réaliser d'autres projets de déminage mécanisé, ailleurs dans le monde, et stimuler l'intérêt pour cette méthode.
A quels endroits pensez-vous?
Mon rêve, c'est d'aller dans des zones du monde oubliées dont on pourrait enfin s'occuper. Par exemple, en Irak, du côté de Mossul, au Kurdistan, ou à la frontière avec l'Iran. Nous avons aussi monté un projet au Laos pour nettoyer des bombes à sous-munitions. Si on pouvait déployer nos machines à travers le monde à grande échelle, ce serait fantastique.
N'est-ce pas un peu utopique?
Il y a 25 ans, j'étais un jeune ingénieur qui rêvait de faire de l'humanitaire en investissant dans les technologies pour trouver un système efficace. Nous y sommes arrivés. Il est maintenant temps de déployer ce procédé aussi loin que nous le pouvons.