En cette période de Covid, les task forces ont tendance à se multiplier comme des petits pains. Tant au niveau fédéral, avec la désormais bien connue task force scientifique Covid-19 de la Confédération dont la mission est d'émettre des recommandations au Conseil fédéral sur la base d'un état des connaissances sur le Covid-19, qu'au niveau cantonal. Chaque canton ou presque a également sa propre équipe de crise, comme par exemple le Conseil scientifique Covid-19 de l'Etat de Vaud.
Cette émergence de la parole des scientifiques est très récente. Pendant des décennies, ils sont restés à l'abri du public. Jusque dans les années 2010, un scientifique était un chercheur et, à trois vaches près, rien de plus. Désormais, la fameuse tour d'ivoire, c'est fini, ou presque. Nombre de spécialistes, surtout issus des sciences naturelles, interviennent dans les médias et émettent des recommandations politiques quand ils ne s'engagent pas carrément dans des débats ou des dossiers qui sont à l'agenda politique.
Cette situation ne plaît pas à tout le monde, en particulier dans les milieux politiques (de droite) et économiques. Ce samedi 27 février, la Commission de l'économie du Conseil national a donné un coup de pied dans la fourmilière bernoise: la task force doit simplement soumettre ses préconisations au Conseil fédéral, mais ne plus les exprimer publiquement.
Samia Hurst, vice-présidente du groupe de spécialistes, a réagi le lendemain sur les ondes de la RTS:
Nous avons affaire ici à un clivage gauche-droite très marqué, selon une source du Parlement. Et même à un clivage entre la gauche et le centre d'un côté, et le PLR ainsi que l'UDC de l'autre.
Au-delà de la division gauche-droite se nichent deux thèmes importants: celui du rôle de la science par rapport à la politique et celui du risque de glissement totalitaire. Mettez ces deux thèmes ensemble et vous obtiendrez le concept de «biopouvoir» théorisé par le penseur français Michel Foucault... dans les années 70. En bref, un pouvoir détenu par les médecins sur la vie des individus «pour leur bien».
Nombre de personnes sérieuses s'inscrivent actuellement dans un tel sillage. Elles se demandent si tous ces scientifiques, certes indépendants, qui en veulent toujours plus à la politique de ne pas appliquer strictement leurs recommandations, ne seraient pas en train de composer une atmosphère favorable à un Etat guère soucieux des libertés individuelles. Au vu des manifestations, cette préoccupation dépasse largement les domaines économique et politique.
Encore en pleine période de Covid-19, certains scientifiques voient déjà d'un bon œil la création d'une task force climatique. D'où cette question légitime: sur quels autres sujets trouvera-t-on opportun de créer des communautés d'experts pour aiguiller les politiques? Les seconds sont élus par le peuple contrairement aux premiers: l'argument de la droite contre une trop grande mainmise des spécialistes dans les prises de décisions définit bien l'enjeu. Qu'on soit d'accord ou non avec la conclusion qu'en tire la droite actuellement.
Antoine Flahault, membre de la task force fédérale dans le groupe d'experts Santé publique, prête à cette actualité une oreille attentive. Contacté par watson, le professeur de médecine à l'Université de Genève insiste sur le fait que les débats sur la task force et son rôle doivent maintenant avoir cours.
Quant au risque de «dictature sanitaire», Antoine Flahault remarque également: «le constat n'est pas faux, un peu partout dans le monde, nous sommes privés de certaines de nos libertés; seulement, il ne faut pas se tromper de responsables: le responsable à l’origine de ces mesures liberticides, c’est le virus. Ce ne sont ni les épidémiologistes ni les politiques.»
De plus, le professeur, par ailleurs directeur de l’Institut de Santé Globale de la Faculté de Médecine de l’Université de Genève (ISG), est formel: il serait faux de croire que les avis de la task force ne font l’objet d’aucun débat, d’aucune controverse interne. «Nos positions sont souvent totalement consensuelles, mais font parfois l’objet de discussions internes très vives». Et quand on le lance sur Marcel Salathé, qui a quitté la task force pour fonder un autre groupe car il se dit sidéré par le retard de la Suisse en matière numérique, Flahault salue là aussi l'idée qu'il y ait des approches différentes:
Voilà peut-être de quoi apporter de la nuance à la discussion. Il n'empêche, la question de la place de la science par rapport à la politique et dans la société en général ne sera certainement pas réglée avec cette crise. Mais c'est au moins l'occasion de l'aborder, si possible sereinement.