L’abaissement du niveau des lacs à la suite de la première correction des eaux du Jura facilite le passage du Grand-Marais qui constituait auparavant un obstacle naturel en cas d’invasion. Depuis 1901, le chemin de fer relie Berne à Pontarlier via Neuchâtel et le Val-de-Travers. C’est la liaison la plus courte entre la France et la ville fédérale. La ligne Pontarlier-Berne fait partie intégrante de la deuxième transversale alpine depuis 1913, date de l’ouverture du tronçon Lötschberg-Simplon.
Lorsque la guerre éclate en 1914, l’Armée suisse redoute un passage des troupes françaises sur son territoire en direction du Sud de l’Allemagne, dont la frontière n’a pas été fortifiée. Les Français pourraient ainsi contourner le front ouest, gelé depuis l’automne 1914. Le commandement de l’Armée suisse ordonne donc en 1914 la construction des fortifications de Morat pour contrer une éventuelle incursion française. Ces constructions doivent verrouiller le secteur canal de la Thielle - Mont Vully - Morat - Laupen et protéger Berne contre toute attaque émanant de Suisse romande.
La zone sur laquelle se trouvent les fortifications est chargée d’histoire et son nom évoque des souvenirs ancrés dans la conscience collective, Morat étant indissociable de la victoire en 1476 des troupes confédérées sur celles de Charles le Téméraire, duc de Bourgogne. Ce ne serait pas la première fois que l’on repousserait ici un ennemi venu de France. Aujourd’hui encore, on qualifie de «Trou de Bourgogne» l’échancrure menant au Val-de-Travers, que l’on aperçoit au loin dans la chaîne du Jura.
Pendant la construction des fortifications de Morat entre 1914 et 1917, l’armée privilégie l’édification de casemates et fortifications de campagne. Autrefois utilisé avec parcimonie, le béton coule à flots pendant les premiers mois de la guerre pour réaliser des points d’appui de la troupe d’infanterie constituées par un réseau de tranchées en demi-lune protégées par des obstacles en fil de fer barbelé. Des abris de béton protègent la troupe du tir ennemi dans un fossé situé derrière des ouvrages espacés à distance de tir afin de se couvrir mutuellement.
La plupart de ces installations se trouvent en terrain découvert. Leurs concepteurs pensaient compenser cette exposition accrue à l’artillerie ennemie par un champ de vision élargi permettant d’améliorer l’efficacité du feu. Quelques batteries d’artillerie sont disposées sur des pentes boisées offrant un certain degré de couverture.
En 1915, cette infrastructure est remplacée par des fortins en béton abritant des mitrailleuses. La guerre se prolongeant, on installe eau courante, éclairage et latrines afin d’améliorer le confort des points d’appui et positions de combat, désormais reliés entre eux par le téléphone et des tranchées. Cette ligne de défense continue est ainsi mieux protégée contre les tirs d’artillerie.
C’est en particulier au Jolimont – alignement de collines reliant Cerlier et Champion – que les constructions se multiplient. L’ajout d’une ligne de défense principale abritée par la forêt renforce les ouvrages du bord de la Thielle et accroît la profondeur tactique. Outre des casemates en béton, on excave des tunnels percés de meurtrières, un système de tranchées échelonnées en profondeur, des abris souterrains, dépôts de munitions et l’on réalise des systèmes de projecteurs. La friabilité de la molasse permet une avance rapide des travaux.
D’autres fortifications sont réalisées dans la région du Hauenstein afin de protéger le nœud ferroviaire d’Olten. Elles constituent aussi la base d’une défense offensive du Jura. En plus de cette région frontalière, deux zones militaires clés sont fortifiées au nord des Alpes. Au mois de septembre 1914, quelque 16 000 hommes effectuent leur service dans les fortifications de Morat. Cet effectif connaîtra une diminution drastique. D’octobre 1914 à la fin de 1917, 2000 hommes en moyenne occupent les lieux. Environ deux tiers de toutes les troupes suisses ont effectué au moins une fois leur service dans les fortifications.
A la suite du rapprochement entre la France et la Suisse, le commandement militaire interrompt la construction des fortifications de Morat au mois d’août 1917. A cette date, elles comprennent quelque 17 000 mètres de tranchées, des places protégées couvertes pour 6000 hommes, plus de 200 positions de mitrailleuses partiellement bunkerisées, 40 positions de canons et 14 batteries d’artillerie.
Bien que des facteurs militaires et géographiques aient dicté l’implantation des fortifications de Morat, force est de constater que leur ligne suit presque exactement la frontière linguistique séparant la Suisse alémanique de la Suisse romande, ce qui pose un problème politique. Les deux régions sont divisées par leur sympathie pour les belligérants, surtout pendant les premières années de la guerre. La Suisse connaît alors l’une de ses plus graves crises intérieures, envenimée par des actions de propagande massive menées par les belligérants sur son territoire.
La métaphore du fossé envahit le discours politique suisse pour décrire cette division entre Romands pro-français et Alémaniques pro-allemands. Fossé est un terme adéquat puisqu’au sud de Morat, les tranchées suivent le cours de la Sarine. La zone est interdite au public dont les promenades en forêt sont restreintes. La presse n’a le droit de révéler sur les fortifications que des informations filtrées par la commission de censure. Toute infraction expose son auteur à l’amende ou à l’emprisonnement. Cela explique peut-être pourquoi la coïncidence des fortifications et de la frontière linguistique n’a jamais été évoquée par les journaux.
Commandant, chefs et officiers d’état-major, chefs de l’artillerie et chef du génie des fortifications de Morat: tous ces gradés sont originaires de Suisse alémanique. Seul le médecin-chef, le vétérinaire responsable des chevaux, le chef de train et l’officier à la tête des véhicules à moteur sont romands. Les postes les plus importants n’ont pas été confiés à des Bernois, Fribourgeois ou Vaudois ancrés dans la région.
Dans le civil, le colonel schaffhousois Beat Heinrich Bolli (1858-1938) est avocat, élu PRD (Parti radical-démocratique) au Conseil des Etats. On le surnommait «Petit Hindenburg». Le chirurgien argovien et chef d’état-major Eugen Bircher (1882-1956) était ouvertement pro-allemand. Le commandement des fortifications à la frontière linguistique est donc confié à deux Suisses alémaniques ne cachant pas leur nette préférence pour l’un des belligérants.
Les soldats ne logent pas en permanence dans les fortifications. Leurs abris, cuisines de campagne et sanitaires n’offrent à la troupe qu’un confort limité. Pendant que des officiers comme Bolli et Bircher logent chez l’habitant – de préférence médecin, pasteur ou notaire – la troupe est reléguée dans des écoles, arrière-salles de restaurants et même dans des écuries où l’on dort sur la paille. La hiérarchie sociale de l’époque reste ainsi bien marquée.
Trois activités principales rythment le quotidien des soldats affectés aux fortifications: exercice et formation militaire, service de garde et travaux de consolidation qualifiés par les soldats de «faire le Tschingg» expression péjorative en référence aux ouvriers italiens arrivés avant la guerre pour développer le réseau des chemins de fer suisses.
La majorité des hommes de ce que l’on appelait alors la Landwehr avaient plus de trente ans. Au Conseil des Etats, le colonel Bolli les qualifie de «notre meilleur matériel humain». Cette expression en dit long sur l’opinions que les hauts gradés de l’époque se faisaient de leurs hommes. Le style de commandement s’inspire alors de la culture militaire allemande, marquée par une stricte hiérarchie.
Il en résulte une aversion généralisée pour ce service militaire qui ne tient que rarement compte des besoins de la troupe et des moyens exigés par les circonstances. Les hommes accomplissent en moyenne 500 jours de service et ne reçoivent qu’une maigre solde. L’allocation pour perte de gain n’existe pas encore. La pauvreté menace de nombreux soldats et leurs familles: un risque amplifié par la mauvaise situation économique et un approvisionnement difficile. En Suisse, la guerre s’achèvera sur la grève générale de 1918.
Après la fin des hostilités, l’armée démantèle les fortifications de Morat. Entreprises de construction et prisonniers remettent le terrain en état. Les ouvrages situés sur les terres arables sont détruits. Les positions aménagées en forêt sont nettoyées et comblées. Les fortins abandonnés tombent dans l’oubli pendant quelques décennies, jusqu’à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, qui voit le commandement de l’armée se souvenir de leur existence.
Or en 1939, on ne connaît ni l’emplacement ni l’état de ces constructions. Les troupes du génie sont chargées de l’identification, de la cartographie et de l’évaluation des fortifications de campagne. Pendant les premières années du conflit, on installe de nombreuses barrières antichars. Plusieurs casemates appartenant aux fortifications de Morat sont intégrées à une nouvelle ligne de défense. Si les installations de 1914-1918 devaient stopper l’ennemi, leur nouvelle version ne doit que le retarder afin de couvrir le retranchement de l’armée suisse dans le réduit national.
Dans les zones forestières, de nombreux bunkers, abris et tunnels de la Première Guerre mondiale ont été conservés. Sur bien des sites, l’observation du terrain révèle encore les anciennes tranchées. Une association s’est attachée à la préservation de certaines installations, en particulier celles qui manifestent une continuité historique et présentent un intérêt architectural. A Cerlier, on trouve dans le même secteur un château médiéval, les fortifications de Morat et les barrières antichars de la Deuxième Guerre mondiale.