Un voyant pour coincer un incendiaire suisse? La police a tenté
L’affaire jugée par le tribunal cantonal de Schwytz, en décembre 1948, eut un retentissement médiatique considérable. Le garagiste zurichois Karl Dubs fut condamné en première instance à une peine de réclusion de cinq ans pour avoir chargé deux hommes de mettre le feu à l’hôtel du Rigi qu’il venait d’acquérir aux enchères. Le procès en appel débuta «sous les flashs des photographes et en présence, chose rare, de journalistes venus d’autres cantons», relata à l’époque la NZZ.
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Cet engouement s’expliquait à la fois par l’histoire très mouvementée de l’hôtel Rigi-First et par la vie pour le moins tumultueuse de l’accusé. L’hôtel Rigi-First fut inauguré en 1875, peu après la mise en service de la ligne Vitznau-Rigi, le premier chemin de fer de montagne d’Europe.
Le Rigi fut alors littéralement pris d’assaut par les touristes, ce qui déclencha une frénésie digne d’une ruée vers l’or: l’entreprise Regina Montium construisit en un temps record plusieurs lignes ferroviaires et hôtels, dont celui du Rigi-First. Surendettée et financièrement acculée, celle-ci dut toutefois rapidement déposer le bilan.
La grande époque de l’hôtel Rigi-First en tant qu’établissement de haut standing débuta en 1879. Le projet était porté par Anton Bon-Nigg, un pionnier de l’hôtellerie suisse dont l’empire comprenait notamment le Suvretta House à Saint-Moritz et le Park Hôtel à Vitznau.
Après la mort de Bon en 1915, l’établissement changea plusieurs fois de mains et les affaires périclitèrent dans les années d’après-guerre. L’hôtel passablement délabré fut une nouvelle fois vendu aux enchères en 1948. L’acquéreur était Karl Dubs, un homme à la réputation douteuse originaire de Zurich. Le prix d’achat s’élevait à 500 000 francs, mais le montant assuré avoisinait la coquette somme de 1,7 million.
Le premier procès devant le tribunal pénal de Schwytz donna lieu à plusieurs révélations au sujet de Dubs: il était en réalité né allemand sous le nom de Benkert. Expulsé de Suisse en 1921 à la suite de nombreuses infractions, il avait peu après découvert que son père biologique était suisse. Ce dernier l’ayant finalement reconnu, l’Allemand Benkert devint un Suisse au patronyme typiquement helvétique: Dubs. Ce changement de nationalité n’eut toutefois pas d’impact sur ses penchants criminels et il commit d’autres délits: contrainte, viol, faux dans les titres.
L’adjudication avait eu lieu le 15 juillet 1948. Dans la nuit du 25 juillet, le gardien de l’hôtel alors inoccupé aperçut, depuis la dépendance voisine, l’incendie qui se propageait rapidement.
A l’arrivée des pompiers de Kaltbad 20 minutes plus tard, il était déjà trop tard: l’hôtel brûlait de toutes parts.
Le gardien tenta de sauver la précieuse argenterie de l’établissement de 160 lits, mais la fumée de plus en plus dense empêcha toute intervention. Il affirma ensuite avoir vu une bouteille de chianti remplie de pétrole et des traces d’accélérant sur un tapis. Lors du procès, l’homme s’empêtra toutefois dans des déclarations contradictoires.
Les pompiers de Weggis, Vitznau, Arth et Goldau n’arrivèrent sur place que deux heures plus tard par les trains à crémaillère respectifs et intervinrent uniquement dans la dépendance et le chalet d’alpage situé à proximité. Les soupçons se portèrent bien entendu immédiatement sur Karl Dubs, d’autant qu’il avait à plusieurs reprises exprimé son souhait de voir l’hôtel réduit en cendres. Il fut rapidement établi qu’il ne pouvait être l’auteur du délit; deux hommes, sans doute mandatés par le Zurichois, avaient cependant été aperçus peu avant l’incendie.
Une autre rumeur fut ensuite répandue par le Zuger Volksblatt: l’incendie aurait été fomenté par des concurrents de l’hôtel Rigi-First. Le commandant des pompiers de Kaltbad, par ailleurs gérant de l’hôtel Bellevue, aurait interdit à ses hommes d’intervenir avant son arrivée, et aurait ensuite «filmé l’incendie sous tous les angles plutôt que d’éteindre le feu et de sauver l’hôtel.»
Alois Dahinden nia en bloc, assurant n’avoir filmé qu’une fois que les pompiers d’Arth avaient repris le commandement des opérations. Il menaça de poursuivre en justice quiconque prétendrait le contraire.
Dubs fut condamné en première instance, notamment sur la base de la déclaration d’un témoin qui affirmait l’avoir vu remettre de l’argent à deux individus à Walchwil, au bord du lac de Zoug, probablement en guise de rétribution pour l’incendie criminel. L’accusé fut identifié grâce à son tic facial singulier. Le témoin aurait entendu les trois hommes s’entretenir à voix basse.
Un voyant au service de l’accusation
Retour au procès en appel à Schwytz, dont l’enjeu majeur va consister à vérifier la crédibilité du témoin de Walchwil. A la surprise générale, on apprend que ce dernier n’a pu être identifié qu’après la consultation... d’un voyant. Le 28 décembre 1949, un article de la NZZ intitulé «Méthodes d’investigation inhabituelles» relate en détail les séances de voyance.
Première séance. Le voyant entre en transe. Une photo de Dubs est posée sur son ventre. Le voyant décrit l’homme et sa voiture, et déclare qu’il est impliqué dans l’incendie. Les incendiaires seraient toutefois deux individus qui auraient transporté des bidons remplis de combustible.
Deuxième séance. Qu’a fait Dubs le 26 juillet 1948? Le voyant donne des détails sur le rendez-vous de Walchwil et voit un panneau publicitaire portant l’inscription «Prima Frischküche». Un petit paysan vivant à proximité de la voie de chemin de fer se serait trouvé dans le restaurant au même moment. La police établit plus tard qu’un seul restaurant portait cette inscription. Un homme de petite taille était effectivement présent ce soir-là, mais il est couvreur et non paysan.
Ce couvreur fut finalement identifié et auditionné par la police deux mois après l’incendie. Le fait que le voyant ait été sollicité par les compagnies d’assurance chargées d’indemniser le sinistre ne joua pas en faveur de l’accusation, d’autant plus que ce voyant n’était mentionné nulle part dans le dossier.
Acquittement faute de preuves
Le procès est ajourné et reprend à la mi-janvier 1950. Le témoin de Walchwil est interrogé. Comment s’était passé le premier interrogatoire par la police? L’un des deux policiers aurait-il imité le tic facial de l’accusé? Le témoin ne sait plus. Le président du tribunal tente alors une expérience. Il fait appeler un homme dans la salle et demande au témoin s’il le reconnaît.
Le président insiste, mais le témoin est formel. Il s’agit pourtant du premier policier qui l’avait interrogé.
Un autre homme entre à son tour dans la salle, accompagné d’un policier. «C’est Dubs», déclare le témoin. Il s’agit en réalité d’une personne choisie au hasard qui ressemble un peu au Zurichois. Karl Dubs fait alors son entrée. «C’est lui, c’est certain», affirme alors le témoin. Le témoin principal étant discrédité, le tribunal n’a d’autre choix que de prononcer un acquittement faute de preuves. Les méthodes «surnaturelles» employées par les parties civiles auront finalement été vaines.
En mai 1950, le bien immobilier de Rigi-First fut une nouvelle fois vendu aux enchères et adjugé à une société fiduciaire de Lucerne. Alois Dahinden, hôtelier et commandant des pompiers de Kaltbad, transforma la dépendance en une auberge de montagne appelée Bärenstube. On raconte que son film de l’incendie de l’hôtel First fut diffusé lors de l’ouverture de l’établissement le 30 janvier 1958.
Trois ans plus tard, un autre hôtel du Rigi fut ravagé par les flammes. 180 clientes et clients ainsi que 60 membres du personnel se trouvaient à l’intérieur du Grandhotel Kaltbad lorsque l’incendie se déclara le 9 février 1961. Dans la NZZ, un pompier évoqua par la suite une «scène de panique totale».
De nombreuses personnes se pressaient aux fenêtres tandis que les flammes jaillissaient derrière elles. Beaucoup survécurent en sautant dans l’épaisse couche de neige, mais l’incendie fit au total onze victimes. Ce n’est que bien plus tard que l’origine criminelle de l’incendie fut là aussi établie: un employé de toute évidence mécontent avait mis le feu au dortoir de l’hôtel.
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