Le 28 novembre 1953, deux agents de la police cantonale de Bâle-Campagne passèrent l’après-midi dans leur voiture devant une petite maison de Sissach pour la surveiller discrètement. C’est là que vivaient la poétesse dialectale Helene Bossert (1907-1999), son époux Ulrich Fausch, syndicaliste engagé, et leur fils de huit ans, Johann Ulrich, surnommé Hansueli.
Sur ordre du Ministère public de la Confédération, les deux policiers avaient pour mission de vérifier qu’Helene Bossert ne quittait pas son domicile pour se rendre à Berne, où elle était attendue à une réception donnée à l’ambassade soviétique. Le rapport indique cependant que le couple a passé toute l’après-midi à travailler dans la maison et le jardin.
La «fiche» Bossert est très volumineuse et abonde de documents et de rapports qui n’ont abouti à aucun résultat. Surveillée pendant de nombreuses années par le Ministère public de la Confédération, la poétesse n’a en effet jamais eu d’activité politique. A l’époque où elle était espionnée, elle s’était retirée de la vie publique en raison de la chasse aux sorcières dont elle était victime et quittait sa maison et son jardin bien moins souvent qu’auparavant.
Elle n’avait plus besoin de se rendre au travail, puisqu’elle avait déjà perdu, à l’instigation du Ministère public de la Confédération, son poste de collaboratrice indépendante à la station de radio de Bâle.
Helene Bossert ne découvrit que bien plus tard qu’elle devait au Ministère public de la Confédération son licenciement et l’interdiction de lire et de publier ses poèmes. Comme pour tous les Suisses fichés, la révélation du scandale des fiches, en novembre 1989, fut un véritable choc pour elle. Elle avait toutefois compris qu’après son voyage en Union soviétique, une grande partie de la presse et de la population régionales la considérait comme une communiste dont la «patrie spirituelle» se situait à l’Est.
Les documents laissés par Helene Bossert comportent non seulement de nombreuses coupures de journaux traitant de ce sujet, mais aussi des courriers et des notes dans ses agendas. Elle y consigne une série de folles rumeurs qui circulaient sur son compte, souvent propagées par d’anciennes amies ou connaissances.
On supposait par exemple qu’elle relevait les noms des gens qui se seraient moqués d’elle pendant le carnaval afin de les envoyer aux autorités soviétiques. En cas de guerre, les personnes figurant sur cette «liste noire» auraient été les premières à être fusillées. Un jour, son fils est rentré en pleurs à la maison: ses camarades de classe lui avaient raconté que sa mère avait été attachée à un arbre pendant son voyage et avait dû révéler l’emplacement des réserves de munitions de la Suisse. Une information qu’elle ne détenait évidemment pas.
La responsabilité collective attribuée à toute sa famille a été un fardeau extrêmement lourd à porter pour Helene Bossert. Mais sa mise à mort symbolique l’a encore plus durement touchée: lors de l’embrasement du «Chluri» pendant le carnaval (comparable au «Böögg» à Zurich), le 11 mars 1954, un pantin la représentant a été brûlé avec ses livres sur un bûcher dressé sur la place communale de Sissach. Les parallèles avec les bûchers sur lesquels ont péri les sorcières n’échappèrent pas à Helene Bossert qui les exprima avec force dans son poème «Vogelfrei!» (Hors la loi):
Jusqu’à l’automne 1953, Helene Bossert était une personnalité appréciée et intégrée dans la vie culturelle et sociale de Sissach. Issue d’un milieu très modeste, elle avait grimpé dans l’échelle sociale par ses propres moyens: elle avait publié son premier recueil de poèmes «Blüemli am Wäg» (Les fleurs le long du chemin) en 1942, entretenait de bonnes relations avec les milieux littéraires de Bâle et de Bâle-Campagne, était estimée dans son quartier et connue dans toute la Suisse alémanique en tant qu’animatrice radio.
Ancienne «mère» de soldat qui avait tenu un foyer pour soldats pendant la Seconde Guerre mondiale, elle était très patriote mais, comme beaucoup de Suisses, craignait une nouvelle guerre, d’autant qu’elle risquait d’être nucléaire.
Elle a exprimé cette peur dans quelques poèmes pacifistes enflammés. Dans «Rottet ech zäme» (Soyez solidaires), elle appelait par exemple les mères du monde entier à s’unir contre la guerre, ce qui lui valut un tonnerre d’applaudissements lors d’une lecture au Grand Conseil de Bâle-Campagne.
Elle attira ainsi l’attention d’une association des femmes de Bâle en faveur de la paix et du progrès, qui l’invita à participer à un voyage derrière le rideau de fer, qui allait bouleverser sa vie. Le Comité antifasciste des femmes soviétiques avait organisé un voyage d’études gratuit de trois semaines, assorti d’une invitation réciproque.
Helene Bossert réfléchit longuement avant d’accepter et était parvenue à la conclusion que l’entente entre les peuples était uniquement possible si l’on apprenait à se connaître. Il est également probable que cette poétesse ouverte sur le monde, qui avait jusqu’alors à peine dépassé la frontière avec l’Allemagne et n’avait jamais pris l’avion n’ait pu résister à la tentation d’un vol vers un pays lointain.
Grâce aux nombreux documents laissés par Helene Bossert, que son fils a légués aux archives du canton de Bâle-Campagne en 2022, on en sait enfin davantage sur ce voyage qui s’est déroulé du 5 au 26 septembre 1953. Les organisatrices avaient concocté un programme très dense à l’intention des Suissesses, totalement dédié à l’image de la femme à l’époque: une nouvelle clinique gynécologique, des usines aux conditions de travail modernes, des crèches et bien d’autres choses devaient convaincre les participantes des avantages du système communiste.
Les stratégies de propagande allaient d’une sollicitation constante des sens à une sélection très ciblée des lieux visités, en passant par de prestigieuses soirées à l’opéra ou au ballet ne laissant guère de temps pour le repos. Un journal dans lequel Helene Bossert consignait ses impressions sans le moindre filtre montre clairement que la poétesse ne fut pas insensible à ces stratégies: pendant ce voyage, elle échoua manifestement à garder une distance critique par rapport à ce qu’elle entendait.
Au terme de ce voyage, il fut reproché à Helene Bossert d’avoir elle-même relayé cette propagande. Une accusation dénuée de tout fondement. A aucun moment, que ce soit dans des propos tenus en privé ou dans des déclarations publiques, Helene Bossert n’a fait l’apologie du communisme ni présenté ce système comme supérieur au système occidental. Elle a cependant refusé obstinément de prendre position contre l’Union soviétique ou de présenter des excuses pour avoir effectué ce voyage.
Elle ne se sentait pas coupable et affirmait qu’elle aurait aussi accepté avec joie une invitation aux Etats-Unis, qui organisaient des voyages similaires. Elle n’a eu de cesse de souligner qu’un voyage de trois semaines ne suffisait pas pour se forger une opinion étayée et qu’il était tout à fait compréhensible de vouloir montrer une image favorable de son pays à des invités.
Elle a payé très cher son refus de prendre position. Pendant des années, elle a vécu avec sa famille dans une sorte de «no man’s land» social, avec très peu d’argent. Lorsqu’elle était invitée à une lecture, le Ministère public manœuvrait pour empêcher cette talentueuse lectrice de se produire en public.
Helene Bossert n’est pas la seule personne dont la vie a été détruite par l’anticommunisme qui régnait en Suisse pendant la guerre froide. L’exemple le plus connu est certainement celui de Konrad Farner (1903-1974), écrivain communiste et historien de l’art. Après que la NZZ eut publié son adresse, sa famille et lui-même ont été littéralement terrorisés dans leur maison par une foule hystérique. Mais l’influence du Ministère public a également eu des conséquences néfastes sur la carrière et la vie d’innombrables Suisses inconnus.
Helene Bossert n’était certes pas communiste comme Konrad Farner. Cependant, elle partage avec lui une réhabilitation tardive (et seulement partielle) dans le sillage des mouvements contestataires de 1968.