Ce mystérieux colis révèle les angoisses suisses de la guerre froide
Les entrepôts des musées abritent de nos jours encore des énigmes qui laissent leur personnel perplexe. Ce fut le cas d’un imposant colis retrouvé au Museum Grenchen. Solidement ficelé, il était scellé par un cachet de cire aux armoiries du canton de Soleure. Un autocollant rouge portait la mention (en allemand): «À ouvrir le jour de l’entrée en vigueur de l’économie de guerre.» Aucun numéro d’inventaire ni entrée dans la base de données ne renseignait quant à son contenu ou à son origine. Un vaste travail de recherche a alors débuté.
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«Ne pas ouvrir»
Le colis était adressé à Kurt Staub, le chef de l’office du logement de Granges. Cet office était le voisin direct de l’actuel musée entre 1942 et 1971. L’expéditeur était le service du contrôle des prix du canton de Soleure, et la mention manuscrite «18,9 kg» figure sur l’emballage. Outre le cachet de cire et l’autocollant d’avertissement, le mot «Confidentiel» souligné ainsi que la mention «ne pas ouvrir» témoignent du secret auquel le destinataire était tenu. Le cachet postal daté du 6 mars 1965 place le colis dans le contexte de la guerre froide.
Le colis en question:
L’intégrité des objets étant la priorité absolue du musée, il avait été décidé de ne pas ouvrir le colis et de demander l’assistance du centre médical local. On espérait en effet en savoir davantage en le radiographiant. L’initiative porta ses fruits: après quelques essais pour trouver les bons réglages, on put obtenir un aperçu du contenu de l’intrigant colis. L’image en noir et blanc de deux grandes piles de papier ne fit toutefois pas beaucoup avancer l’enquête.
La nouvelle de l’énigme entourant ce «patient spécial» se répandit rapidement à Granges grâce à une publication du centre médical sur les réseaux sociaux, permettant par la même occasion d’apprendre que l’administration municipale avait connaissance d’autres colis qui avaient déjà été ouverts. On put ainsi tirer des conclusions indirectes quant à ce qui se trouvait probablement dans celui-ci: des piles de cartes de légitimation permettant d’obtenir des tickets de ravitaillement.
Quelques exemplaires ont même été fournis par la chancelière municipale. Au milieu des années 1960, ces cartes avaient été délivrées par l’Office de l’économie de guerre du canton de Soleure à l’office des habitants de Granges à des fins de distribution en cas de guerre.
Approvisionner la Suisse
Ce colis scellé est donc en rapport avec l’approvisionnement économique du pays. L’histoire de cette politique menée par l’État depuis l’Ancien Régime, qui visait à aider la population en cas de mauvaises récoltes et de pénuries alimentaires, a connu plusieurs tournants jusqu’à aujourd’hui. Ce colis marque l’un d’eux. Les différentes approches politiques de l’approvisionnement économique du pays, qui oscillent entre libéralisme et interventionnisme étatique, reflètent toujours l’histoire des idées qui ont façonné les approches économiques.
On ne peut malheureusement pas déterminer avec certitude ce qui a déclenché l’envoi du colis en mars 1965. La production des cartes qu’il contient atteste toutefois d’un élargissement des mesures d’approvisionnement: à partir de 1955, l’intervention de l’État se justifiait aussi par des menaces politico-militaires et des situations de pénurie grave, et non plus uniquement par le spectre d’une guerre imminente.
Jusqu’à la Première Guerre mondiale, la Confédération et les cantons avaient largement renoncé à mener une politique active en matière d’approvisionnement. Malgré les revendications de plus en plus vives de la jeune classe ouvrière dans le domaine de la politique sociale, la Confédération ne constituait que de maigres réserves à la fin du 19e siècle et ne prévoyait aucun rationnement alimentaire pour les cas d’urgence. Durant la Première Guerre mondiale, la Suisse se retrouva soudainement coupée d’importants flux de marchandises sous l’effet conjugué d’un blocus maritime et de mesures de protectionnisme.
L’histoire de la Suisse croise alors celle du canton de Soleure, puisque ce sont les revendications pressantes du comité d’Olten qui furent à l’origine de la création d’un Office de guerre pour l’alimentation en avril 1918, et c’est à Granges qu’en novembre 1918, l’armée abattit trois travailleurs lors de la grève générale. Les lacunes d’approvisionnement du pays jouèrent d’ailleurs un rôle dans la décision de cesser le travail.
Selon l’historien Jakob Tanner, les expériences traumatiques de la grève générale et la crise de 1929 provoquèrent la plus grande désintégration sociale que la Suisse avait connue jusqu’alors et suscitèrent une refonte de la politique d’approvisionnement avant même la Seconde Guerre mondiale. Celle-ci devint la clé de voûte d’une «synthèse stratégique réussie d’objectifs militaires et économiques».
La prise de conscience des décideurs quant aux liens entre approvisionnement, travail et paix sociale fut tout aussi déterminante que les mesures interventionnistes prises par le délégué à l’économie de guerre à partir de 1937. Les contingentements et rationnements que subirent la population entre mai 1940 et juillet 1948 sous la forme de cartes de ravitaillement entraînèrent une répartition des aliments de base jugée majoritairement équitable et relativement indépendante des revenus.
L'envoi du colis en mars 1965
La fin de la Seconde Guerre mondiale ne mit pas fin aux pénuries. Au début des années 1950, les guerres par procuration dans le contexte plus vaste de la guerre froide conduisirent à l’«arrêté lié à la guerre de Corée», qui autorisait également le Conseil fédéral à prendre certaines mesures économiques en période d’incertitude, et non plus seulement en cas de risque de guerre imminent. La loi fédérale de 1955 sur la préparation de la défense nationale économique créa la première institution permanente chargée de l’approvisionnement global de la Suisse en la personne du délégué à la défense nationale économique.
Une situation d’urgence alimentaire découlant d’une menace politico-militaire apparut comme un scénario réaliste dès l’année suivante, avec l’écrasement de la révolution hongroise de 1956 par l’Armée rouge. Lorsque la Suisse connut pour la première fois des difficultés d’approvisionnement en carburants et en combustibles la même année, en raison de la crise du canal de Suez, puis en 1973 sous l’effet de la réduction de la production pétrolière des pays de l’OPEP, une situation de pénurie grave sembla également justifier l’intervention économique de l’État.
C’est dans ce contexte de menace politico-militaire et de pénuries mondiales potentielles que s’inscrit l’envoi du colis soleurois en mars 1965.
En septembre 1961, le Conseil d’État soleurois adopta, sur la base de la loi de 1955, une ordonnance sur l’organisation et les tâches de l’économie de guerre dans le canton. Cette décision créa une structure hiérarchique au sein de laquelle l’office cantonal de l’économie de guerre était subordonné à l’entité fédérale en charge de l’économie de guerre, elle-même rattachée au Département fédéral de l’économie publique. Parmi les compétences de l’office cantonal de l’économie de guerre figuraient notamment le rationnement des denrées alimentaires, celui des textiles, des chaussures, du savon et des détergents, ainsi que celui des liquides et des combustibles solides.
L’une de ses premières mesures fut l’envoi aux communes du canton de cartes de légitimation pour l’obtention de tickets de ravitaillement. Quatre de ces colis ont été préservés à Granges. Ces cartes de 1965, qui n’avaient jusqu’alors pas été prises en compte dans des travaux de recherche, semblent constituer une évolution du système en place lors de la Seconde Guerre mondiale.
À l’origine, en octobre 1939, les tickets de ravitaillement étaient envoyés par la poste aux foyers suisses sur un modèle d’abonnement. Ils furent ensuite expédiés par courrier recommandé en raison d’abus croissants et de la dégradation de l’approvisionnement liée au déclenchement de la bataille de France en mai 1940. Ce processus occasionnant des coûts élevés, le nombre d’envois postaux fut réduit, et les bénéficiaires furent contraints de se déplacer pour obtenir leurs tickets.
Un quart de siècle plus tard, l’introduction de cartes de légitimation visa à améliorer ce système éprouvé, mais faillible. Documentant les droits de chaque personne détentrice, elles devaient être présentées à chaque fois qu’un ticket de ravitaillement était reçu ou utilisé.
Les exemplaires inutilisés contenus dans ce fameux colis de la guerre froide montrent que les mesures d’approvisionnement reposent sur les expériences des conflits passés, mais aussi que l’administration avait appris de ses erreurs. Ce colis est en outre le témoin matériel d’un autre tournant en matière de politique d’approvisionnement, puisque son envoi n’était pas motivé par une guerre déclarée ou imminente, mais par une menace politico-militaire en des temps économiquement incertains.
L’effondrement de l’URSS en 1991 élimina deux des principaux scénarios justifiant cette action administrative: la guerre et la menace politico-militaire. Les questions de politique d’approvisionnement reviennent néanmoins sur le devant de la scène depuis la pandémie de Covid-19 et la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine. Et avec elles, des objets comme ce colis expédié en 1965.
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