Dans sa jeunesse, le père d’Alberik Zwyssig, un rude gaillard, fut mis sous tutelle après avoir été impliqué dans une bagarre. Plus tard devenu mercenaire à la solde des Pays-Bas, il perdit la vie sur le champ de bataille, laissant son épouse seule avec leurs cinq enfants, dont le petit Johann Josef Maria Georg.
Celui-ci fut élevé tantôt au domicile familial, tantôt chez des proches, jusqu’à ce qu’il trouve refuge dans le monastère cistercien de Wettingen à l’âge de 19 ans. Ordonné moine, il prit le nom de père Alberik ou Albericus, et y vécut jusqu’en 1841, lorsque le monastère fut fermé du jour au lendemain.
Les moines eurent 48 heures pour quitter le canton d’Argovie. Alberik Zwyssig fuit dans le canton de Zoug, auprès de son frère Peter, jusqu’à ce que celui-ci soit contraint de vendre son domaine. Le père Alberik tenta alors de fonder un couvent sur le site de l’ancien monastère franciscain de Werthenstein, dans la campagne lucernoise, avec ses anciens compagnons de Wettingen.
Le projet fut un échec, et Alberik Zwyssig s’estima heureux de pouvoir enseigner la musique au monastère cistercien de Wurmsbach, dans les environs de Rapperswil-Jona. En 1854, il s’installa avec six pères et trois frères dans l’ancien monastère bénédictin de Mehrerau, près de Bregenz. Six mois seulement après ce nouveau départ en Vorarlberg, Alberik Zwyssig fut emporté par une pneumonie au lendemain de son 46ᵉ anniversaire.
Tout au long de sa vie mouvementée, que l’on pourrait qualifier de fuite permanente, Alberik Zwyssig ne trouva de véritable refuge que dans le monde de la musique. Maîtrisant le piano, l’orgue, le violon, la guitare ainsi que divers instruments à vent, il composa notamment le Cantique suisse en 1841, avec ses célèbres versets:
Ce chant lui survécut et bénéficia d’une grande popularité lors des nombreuses fêtes de chant du XIXe siècle, bien qu’il semblait plus adapté à un contexte religieux (il fut d’ailleurs intégré dans des livres de chants d’église).
Malgré sa popularité, le Cantique suisse d'Alberik Zwyssig était encore loin de devenir l’hymne national suisse. Une première tentative se solda par un échec retentissant: en 1894, la Société fédérale de chant s’y opposa catégoriquement au motif que la mélodie de Zwyssig présentait des «difficultés d’ordre harmonique et rythmique» lorsqu’elle était chantée.
Alberik Zwyssig et son Cantique suisse restèrent ensuite dans l’ombre jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, lorsque le compositeur fit à nouveau les gros titres en raison de deux événements rapprochés dans le temps. En 1941, on célébrait en effet les 100 ans de la composition du Cantique suisse, un anniversaire largement fêté à Zoug, berceau de sa création. Parallèlement, dans ce contexte de conflit mondial, toute expression d’une conscience suisse tombait à point nommé.
Toujours en 1941, des troupes de la Gestapo et des SS investirent le monastère de Mehrerau à Bregenz, où Alberik Zwyssig avait été inhumé. Un prêtre fut témoin de l’irruption de «rustres en pantalon de cuir et en tenue civile, des SS et des hommes de la Gestapo d’Innsbruck».
Les ecclésiastiques furent alors frappés d’une «Gauverweis» les obligeant à quitter sur-le-champ le Reich au motif qu’ils se seraient opposés à l’«Anschluss», l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie. L’avocat zougois Paul Aschwanden (1911–1984) eut vent de l’affaire. Craignant que les nazis ne profanent le corps du célèbre compositeur, il écrivit au conseiller fédéral zougois Philipp Etter (1891–1977), l’implorant d’intervenir afin que «la dépouille de ce grand Suisse soit rapatriée dans son pays d’origine».
Partisan de la défense spirituelle du pays, Philipp Etter protégeait tout ce qui pouvait avoir trait, même de loin, à l’identité et à la culture de la Suisse. Les restes d’un compositeur décédé de longue date ne firent pas exception.
Le consulat de Suisse à Bregenz passa à l’action à la demande du Conseil fédéral, et sonda le terrain à Berlin pour déterminer si un tel rapatriement était possible. Le ministère des Affaires étrangères du Reich n’y vit a priori aucune objection, tant que le transfert ne s’accompagnait d’aucune manifestation politique.
Le conseiller fédéral accepta cette condition, interprétant l’accord comme un acte amical de la part des Allemands «pour lequel nous devons nous montrer reconnaissants». Philipp Etter proposa en outre de transporter la dépouille d'Alberik Zwyssig à Bauen, au bord du lac des Quatre-Cantons, où le Cistercien avait vu le jour en 1808.
L’idée fut approuvée, et le vendredi 14 août 1942, vers 16 heures, le corps d’Alberik Zwyssig fut exhumé à Mehrerau sous la supervision du médecin officiel de Bregenz et placé dans un coffre en bois. Le consul suisse Carl Bitz se rendit ensuite en véhicule privé à Altdorf, où la dépouille fut placée dans la chapelle du Mont des Oliviers, avant de rejoindre le presbytère de Bauen. C’est en effet là, dans le lieu de naissance et d’origine d'Alberik Zwyssig, qu’elle devait trouver le repos éternel.
Toutefois, plus d’une année s’écoula avant d’en arriver là. Ce n’est que le 18 novembre 1943, jour du 89e anniversaire de sa mort, qu’eut lieu la deuxième inhumation du compositeur dans son village natal de Bauen, ponctuée par les discours solennels du conseiller fédéral Philipp Etter et de Paul Aschwanden, l’avocat à l’origine du sauvetage.
Un remarquable sarcophage de verre permit à toute l’assemblée de voir le crâne et les ossements du célèbre Uranais. La boîte en verre fut scellée dans l’église paroissiale de Bauen et agrémentée d’une plaque commémorative. À noter toutefois que le Cantique suisse n’était toujours pas l’hymne national officiel à cette époque.
Il fallut attendre 1961 pour que le Conseil fédéral élève le Cantique suisse d'Alberik Zwyssig au rang d’hymne national, mais tout d’abord à titre d’essai pendant trois ans. À l’issue de ce délai, douze cantons se prononcèrent en sa faveur, tandis que six s’y opposèrent encore et que sept plaidèrent pour une prolongation de la période d’essai. Cette phase probatoire durera 20 ans (!). Ce n’est qu’en 1981 que le Cantique suisse obtint enfin le statut d’hymne officiel de la Suisse, 140 ans après sa composition.