Est-ce parce qu’il avait grandi dans le petit village aujourd’hui danois de Nolde, qui jusqu’en 1920 appartenait alors encore à l’Allemagne, et qu’il ne connaissait les montagnes que par les photos qu’il en avait vues? Nul ne peut le dire.
Mais le fait est que, lorsqu’il arriva à Saint-Gall pour y enseigner le dessin technique après avoir achevé sa formation de sculpteur sur bois et dessinateur, ce fut une révélation: en janvier 1892, depuis les rives du lac de Constance, Emil Nolde aperçut les Alpes. Ce formidable panorama scella son destin. S’opposant à son père, qui souhaitait le voir reprendre la ferme familiale ou devenir menuisier, le jeune Emil alors âgé de 25 ans, décida de devenir artiste-peintre.
On le vit souvent, par la suite, parcourir Saint-Gall muni de son matériel de peinture. Mais il aimait encore plus randonner dans le proche massif de l’Alpstein et dans toutes les Alpes suisses. En tant que membre du CAS, il gravit les flancs du Cervin, de la Jungfrau et fit l’ascension du Mont Rose. Des noms tels que Schreckhorn, Churfirsten, Jungfrau ou Mönch suffisaient à enflammer l’imagination du jeune homme.
C’est pendant ses années d’enseignement au musée de l’industrie et de l’artisanat de Saint-Gall que démarra la trajectoire qui allait faire de lui l’un des plus grands peintres expressionnistes allemands de son temps. En revanche, celui qui s’appelait encore Hans Emil Hansen n’avait aucun talent d’enseignant. Au bout de cinq ans, il fut licencié. Son caractère taciturne et réservé n’était pas un atout pour captiver les classes et faire cours.
Nolde, qui passait ses moindres instants de liberté en montagne, commença à donner aux sommets les plus célèbres des Alpes des traits humains et humoristiques. Il passa l’été 1894 dans le Lötschental. A partir de cette date, il créa toute une série de cartes postales expressionnistes, intitulées «Visages des montagnes» (Berggesichter).
Personne avant lui n’avait représenté les montagnes et les vallées sous cette forme. Par curiosité, en 1896, Emil Hansen envoya deux de ses images à la maison qui éditait la revue Jugend, où l’on apprécia immédiatement ses portraits cocasses des montagnes. Ces représentations inhabituelles et drolatiques séduisirent également la clientèle payante. Au total, pas moins de 30 motifs différents furent ainsi édités.
La vente de ces cartes postales assura un revenu régulier à Hansen. En 1897, par exemple, il s’en vendit 100 000 en dix jours. En 1899, ces créations originales valurent au peintre un prix à l’exposition internationale de cartes postales, organisée à Nice. C’est grâce à ce succès, qui était aussi financier, qu’il put envisager une existence d’artiste indépendant.
Hansen semble avoir été un homme tourmenté. Vers le tournant du siècle, il quitta la Suisse et revint en Allemagne. En 1902, il prit le nom d’Emil Nolde. Voulait-il par là rendre hommage à sa terre natale, ou tout bonnement se débarrasser du nom de Hansen, trop courant à son goût? La question n’est toujours pas tranchée. La même année, il épousa la comédienne Adamine (dite Ada) Vilstrup.
L’artiste désormais connu sous le nom d’Emil Nolde et sa femme furent des nationaux-socialistes convaincus. Dès qu'il le put, il entra au NSDAP. Raciste et antisémite, Nolde avait des opinions bien arrêtées sur les influences juives qui selon lui «submergeaient» l’art allemand – alors même que son cercle amical comprenait quelques artistes juifs.
Ce fut donc sans doute un coup très dur pour lui de voir qu’une cinquantaine de ses œuvres, dont la série consacrée à la vie du Christ (Leben Christi) et au paradis perdu (Das verlorene Paradies), figuraient dans l’exposition Art dégénéré organisée par les nazis en 1937 à Munich. Ses tableaux ne correspondaient en rien au canon esthétique des nazis, férus de tradition, qui leur reprochaient d’être grotesques dans leurs formes comme dans leur coloris.
Au cours de l’été 1941, Emil Nolde reçut une lettre d’Adolf Ziegler, président de la Chambre des beaux-arts du Reich, qui lui interdisait formellement d’exercer sa profession. Ziegler y écrivait notamment:
Emil Nolde continua néanmoins à défendre jusqu’au bout l’idéologie du régime nazi. Après-guerre, l’aversion que lui avaient témoignée les «experts en art» de Hitler tourna à son avantage. Il put de nouveau peindre, et les puissances victorieuses le considérèrent comme une victime. Peu après la fin de la guerre, le peintre détruisit les documents qui auraient pu confirmer sa sympathie pour le régime nazi.
En 1946, Adamine Vilstrup décéda d’insuffisance cardiaque. Deux ans plus tard, Emil Nolde épousa Jolanthe Erdmann, âgée de 26 ans seulement. Leur voyage de noces les conduisit en Suisse en 1948. Ce fut la dernière fois que Nolde s’y rendit. L’homme qui avait donné un visage aux montagnes mourut en avril 1956 dans sa maison de Seebüll, dans le nord de l’Allemagne.