Les lois de la physique restent valables en montagne. La pomme de Newton tombe de l’arbre, et l’eau s’écoule vers le bas sous l’effet de la gravité. Un bateau ne peut escalader une paroi, un homme ne fait pas de miracles, et le mouvement perpétuel n’existe pas.
Mais Pietro Caminada, ingénieur italo-suisse, voit les choses autrement. En 1907, il invente un système qui bouscule tous les grands principes de la physique – à moins qu’il ne les dénature pour permettre à son fantasque projet de devenir réalité. Car Pietro Caminada veut créer une «Via d’Acqua transalpina», une voie navigable enjambant les Alpes.
Vers 1900, plusieurs voies de circulation permettent de franchir les Alpes. Des routes praticables passent par d’importants cols, et en 1882, le Saint-Gothard s’ouvre au trafic ferroviaire grâce à son tunnel, qui est alors le plus long du monde. Mais Pietro Caminada a des projets encore bien plus audacieux: il veut rendre les Alpes navigables.
Le canal qu’il envisage doit aller du port de Gênes à Milan et au lac de Côme en franchissant les Apennins et la plaine du Pô. De Chiavenne, il monte vers le col du Splügen. A 1200 mètres d’altitude, près du village d’Isola, il passe sous le col par un tunnel de faîte de 15 kilomètres, traverse les gorges de la Roffla puis de Viamala en descendant vers Thusis, et retrouve le Rhin via le lac de Constance en direction de Schaffhouse et de Bâle, avec possibilité de rejoindre la mer du Nord.
Cette voie navigable s’étend sur pas moins de 591 kilomètres, dont 361 de canaux et 43 de tuyaux. Des barges de 50 mètres de long sont censées transporter des cargaisons de 500 tonnes – sans système de propulsion mécanique, par la simple poussée de l’eau. La touche de génie: un système d’écluses tubulaires dans lesquelles les bateaux sont simultanément propulsés vers l’avant et vers le haut.
Pietro Caminada n’était pas un doux rêveur, mais un ingénieur aguerri. Il descendait d’une vieille lignée grisonne. Son père, Gion Antoni Caminada, avait quitté le village de Vrin, dans le val Lumnezia, au milieu du XIXe siècle, pour s’établir à Milan, où il avait épousé une Milanaise.
Pietro y naquit en 1862. A la fin de ses études d’ingénieur, il émigra en Amérique du Sud, où il construisit notamment la première ligne de tramway électrifiée du sous-continent dans la métropole brésilienne de Rio de Janeiro, sur l’ancien aqueduc «Arcos da Lapa». En 1907, il retourna en Europe avec sa femme, Luiza de Menezes, et leurs trois filles Itala, Stella et Alba, et ouvrit un bureau d’études techniques à Rome.
A cette époque, la construction de voies navigables est une priorité politique. Le transport fluvial est considéré comme une solution efficace et prometteuse. Les projets de nouveaux canaux sont donc particulièrement nombreux. En France, le réseau de canaux est déjà très étoffé. L’Autriche a lancé un appel d’offres pour un ascenseur à bateaux destiné à relier le Danube et l’Oder.
En Suisse aussi, cette idée gagne du terrain. L’ingénieur Rudolf Gelpke, diplômé de l’EPF – une sommité dans ce domaine – a prouvé dès 1903 grâce à un bateau à vapeur que le Rhin est navigable jusqu’à Bâle, et défend l’idée d’une voie d’eau allant du Rhin au Saint-Gothard avec des ports à Flüelen et à Biasca, où les cargaisons seraient transbordées vers la ligne du Gothard. En Italie, l’amélioration des voies fluviales est aussi un thème récurrent. La plaine du Pô est déjà reliée à l’Adriatique.
En 1905, un congrès international de navigation organisé à Milan examine la possibilité d’une voie d’eau allant de la mer Ligurienne ou de l’Adriatique jusqu’à l’Europe centrale. De l’avis des experts, il est encore trop tôt pour songer à réaliser un tel projet. Or c’est précisément ce que fait Pietro Caminada.
En 1907, il publie la brochure «Canaux de montagne – Nouveau système de transport naturel par voie d’eau» qui présente une voie fluviale reliant Gênes à l’Europe centrale. «Cet ouvrage transformera radicalement les conditions de transport actuelles», écrit-il dans l’avant-propos. Dans ce projet, les écluses classiques, qui permettent de faire monter ou descendre un navire à la verticale, sont remplacées par des «écluses tubulaires inclinées» disposées à la suite les unes des autres sur le flanc de la montagne.
Quand un compartiment se remplit d’eau, le bateau qui s’y trouve est poussé à la fois vers l’avant et vers le haut, guidé par une chaîne sur un rail. Ainsi, de sas en sas, les bateaux sont censés franchir d’importants dénivelés. Le système de Caminada prévoit deux rangées de tuyaux parallèles. Lorsqu’un bateau descend, l’eau du tuyau dans lequel il se trouve est évacuée vers celui d’à côté, où elle permet à un autre bateau de gravir la pente – avec ces tuyaux communicants, ascension et descente se font simultanément.
Dans le brevet n° 955 317 que Caminada dépose aux États-Unis et obtient en 1910, il écrit:
Pour un bateau gravissant ou descendant la pente, le besoin en eau correspond au volume contenu dans une section. Détail remarquable: «Le passage d’une section à la suivante ne s’arrête jamais, ce mouvement est continu.» Caminada, semble-t-il, a inventé le mouvement perpétuel capable de hisser des navires par-dessus les montagnes – tant qu’une quantité suffisante d’eau s’écoule.
Caminada est un personnage charismatique. Il s’entoure de personnalités influentes et parvient à convaincre des bailleurs de fonds. Le sénateur Giuseppe Colombo, alors âgé de 70 ans, ancien ministre des Finances et fondateur du Politecnico di Milano, est un allié de poids. Fin 1907, il écrit dans le quotidien Corriere della Sera que Caminada propose une solution ouvrant un «nouvel horizon, inattendu, à la navigation transalpine».
«Une série d’écluses tubulaires de différentes longueurs et inclinaisons, en fonction de la pente, épousent les reliefs du terrain, comme les rails d’un chemin de fer.» A aucun moment Colombo n’émet le moindre doute quant à la faisabilité technique, aux coûts, ni même au bien-fondé d’une voie fluviale à travers les Alpes.
L’article fait grand bruit. Cinq jours plus tard, le roi Victor-Emmanuel III convoque Pietro Caminada en audience privée au palais du Quirinal. Le monarque se fait expliquer en détail le projet et félicite son auteur. «On parlera encore de vous quand je serai tombé dans l’oubli depuis longtemps déjà», prophétise-t-il.
La Neue Zürcher Zeitung ne cache pas non plus son enthousiasme: «Caminada a réussi à inventer un système qui, de l’avis du sénateur Colombo (...) est concrètement réalisable. Comme Colombo le souligne, ce système a la simplicité de toutes les idées de génie.»
Quelques jours plus tard, le Berliner Illustrierte publie un article euphorique. Caminada serait «l’un des plus exceptionnels ingénieurs hydrauliques de notre époque.» Pour le New York Times, Caminada est «a man of genius», parvenu à résoudre un problème majeur en utilisant l’un des principes fondamentaux de l’hydraulique.
Dans les Grisons, région d’origine de Caminada, les réactions sont plus mitigées. Depuis la construction du tunnel ferroviaire du Gothard, le col du Splügen a été relégué au second plan. D’éminents hommes politiques déploient donc d’intenses efforts de lobbying pour reprendre le projet d’une ligne ferroviaire à travers les Alpes orientales. A leurs yeux, le canal leur fait concurrence. «Il nous serait bien plus utile de voir les Italiens prendre une décision énergique et déclarer une fois pour toutes combien ils sont prêts à investir dans la ligne ferroviaire du Splügen», peut-on lire dans le Bündner Post.
Le chemin de fer conquiert le monde, des paquebots à vapeur sillonnent les océans, des câbles télégraphiques relient les continents, le canal de Suez est construit et celui du Panama sera bientôt achevé: l’époque est à l’euphorie technique et à la foi dans le progrès. Les experts eux-mêmes ne remettent pas en cause le fonctionnement des écluses tubulaires de Caminada. Leurs doutes ne portent que sur les dimensions et les coûts de l’ouvrage, que Caminada évalue à 400 millions de francs. La revue technique Schweizer Baublatt affirme que les détails font encore défaut, mais que le projet est «qualifié dans l’ensemble de tout à fait réalisable».
L’ingénieur Rudolf Gelpke, diplômé de l’EPF, est l’un des rares sceptiques. «L’idée est intéressante, et il est réjouissant que des expérimentations soient prévues pour démontrer sa faisabilité», écrit-il dans la revue spécialisée Schweizerische Bauzeitung. Mais il laisse entendre qu’il tient Caminada pour un rêveur. «Et c’est ainsi que les tuyaux s’élèvent patiemment (du moins sur le papier, pour l’instant), depuis le val Spluga jusqu’à Isola, à 1247 mètres au-dessus de la mer.» Du point de vue économique, rien ne peut justifier un tel ouvrage. Verdict de Gelpke: ce projet est une «fantaisie technique».
Caminada, lui, est porté par la conviction du visionnaire. Dans son bureau romain, sur la Piazza di Pietra, il construit des maquettes de son nouveau système d’écluses et étudie inclinaisons, frottements, propulsion et subtilités techniques. Pour l’exposition à l’Académie des sciences de Milan, en 1908, il réalise une maquette à l’échelle 1:10.
Mais ce projet de bateaux escaladant les montagnes restera une chimère. Prise dans d’importantes difficultés économiques et sociales, l’Italie cherche à faire diversion en privilégiant l’expansion coloniale. En 1911, les troupes italiennes annexent deux provinces en Lybie. En 1915, le pays entre dans la Première Guerre mondiale.
Caminada se concentre désormais sur l’urbanisme. Vers 1916, il planifie l’extension du port de Gênes, et plus tard, l’agrandissement du port de Civitavecchia. A Milan, il crée un nouveau quartier au sud de la Piazza del Duomo. À Rome, vers 1920, il conçoit une «Città Giardino» dans le quartier de Montesacro.
Mais jamais Caminada ne renoncera à son projet de canal. En 1923, déjà gravement malade, il prévoit de se rendre dans la région de Splügen pour inspecter de près les lieux. Il décède quelques mois avant d’entreprendre ce voyage, à l’âge de 60 ans. Caminada était «habité par un irrépressible idéalisme», écrit Christian Caminada, futur évêque de Coire, dans un hommage à son parent. «C’était un caractère bouillant avec une longue barbe blanche et des cheveux jusqu’aux épaules, un Vésuve en éruption avec de la neige au sommet.»
Sa «Via d’Acqua transalpina» tomba dans l’oubli. Aujourd’hui, il n’y a plus que la «Via Pietro Caminada» pour rappeler l’ingénieur. C’est une étroite route de campagne, couverte d’asphalte dégradé, entre Rome et la mer Thyrrhénienne. Elle décrit presque un cercle, et ne mène en fait nulle part.