Auguste Forel (1848-1931), professeur d’université diplômé en médecine mais également détenteur d’un doctorat honoris causa en philosophie et en droit, fut considéré pendant des décennies comme l’archétype du chercheur et célébré comme l’un des derniers génies universels de Suisse. On donna même son nom à une rue de Zurich l’année de sa mort.
En 1932, soit huit mois à peine après son décès, l’université de Zurich fit ériger un buste à son effigie sur un socle en marbre dans l’entrée principale, qu’elle dévoila au grand public lors du Dies academicus. Pour son centenaire, une fontaine fut inaugurée en son honneur devant l’hôpital universitaire de Zurich le 1er septembre 1948. Les PTT lui dédièrent un timbre en 1971.
Et de 1978 à l’an 2000, un billet de mille francs arborant le portrait d’Auguste Forel – notons qu’il s’agissait là de la valeur la plus élevée – fut mis en circulation par la Banque nationale suisse, billet affectueusement baptisé «Fourmi» dans le langage courant. Les universités de Zurich et de Berne lui consacrèrent une grande exposition en 1986 et 1988. Pourtant, à l’automne 2007, la statue du «père de la psychiatrie suisse» disparut de l’entrée principale de l’université de Zurich sans tambour ni trompette. Que s’était-il passé?
Fils d’un géomètre et propriétaire terrien et de la fille d’un industriel français, Auguste Forel vit le jour en 1848 à Morges (VD). Après ses études de médecine à Zurich, il travailla quelques années à Munich comme médecin assistant. En 1879, il fut nommé directeur de ce qu’on l’on appelait à l’époque «l’asile d’aliénés» de Burghölzli, son poste étant également assorti d’une chaire professorale en psychiatrie à l’université de Zurich. Il quitta ses fonctions à l’âge de 50 ans pour s’installer au bord du Léman, où il se consacra à ses recherches scientifiques et à ses activités de publiciste en tant que chercheur indépendant jusqu’à sa mort.
Les activités et centres d’intérêt d’Auguste Forel étaient éclectiques. Il traita les thèmes les plus variés dans d’innombrables publications, de l’anatomie du cerveau aux questions de politique internationale en passant par l’hypnose, la réforme du droit pénal, l’alcoolisme, l’éthique sexuelle, la génétique, la psychocriminologie, le pacifisme et la philosophie sociale. Il s’engagea avec véhémence en faveur de l’égalité absolue entre les sexes, du libre accès aux contraceptifs, de l’autorisation du concubinage et condamna la discrimination des homosexuels.
Si son ouvrage La question sexuelle resta longtemps un bestseller et fut traduit en 16 langues, il eut aussi des répercussions durables sur l’image de la sexualité au XXe siècle. Auguste Forel était également connu et reconnu en tant qu’entomologiste pour ses travaux sur les fourmis et les termites. Il décrivit près de 3500 espèces au cours de ses voyages de recherche prolongés en Europe et outre-mer. Les deux ouvrages majeurs qu’il leur consacra sont encore des classiques incontournables.
La personnalité d’Auguste Forel était empreinte d’une époque où les sciences naturelles faisaient office d’autorité quasiment incontestée. La théorie de l’évolution par la sélection naturelle formulée par Herbert Spencer et Charles Darwin au milieu du XIXe siècle (principe de la survie du plus apte ou survival of the fittest) eut un impact considérable. Rapidement banalisée, cette théorie fut bientôt élargie pour servir de principes fondamentaux applicables à toute forme de communauté humaine.
Ce darwinisme social devint l’idéologie classique d’une période marquée par la bourgeoisie et l’ultracapitalisme et cherchant à justifier sa soif d’expansion, sa politique coloniale agressive et les effets négatifs d’une oligarchie économique en se réclamant d’une loi naturelle apparemment inéluctable.
Auguste Forel emprunta de nombreuses idées à la vision du monde du darwinisme social et contribua activement à les développer, sans pour autant approuver, ni même soupçonner, les objectifs de cette récupération capitaliste (socialdémocrate dès 1916, Forel décrivait le système capitaliste comme «un cloaque nauséabond»). Selon lui, les processus sociaux et historiques de la société humaine seraient déterminés avant tout par des facteurs biologiques, comme dans la nature.
Le Forel médecin et psychiatre estimait que:
Tandis que le Forel myrmécologue affirmait:
Auguste Forel plaça le «socialisme» d’une colonie de fourmis bien au-dessus de toutes les structures sociales humaines, se posant la question suivante en 1922, alors qu’il cherchait à dresser une synthèse de la psychiatrie et de l’entomologie, ses deux grandes spécialités: «Que pouvons-nous faire pour ressembler davantage aux fourmis tout en restant humain?»
La «réponse à la question humaine et sociale fondée sur une réflexion scientifique sérieuse» d’Auguste Forel partait du principe qu’à la Préhistoire, les humains les plus intelligents, les plus fertiles et les plus forts s’imposèrent face aux plus faibles et aux plus idiots, comme chez les animaux, et qu’au «milieu de l’Antiquité barbare», la «sélection» aurait par ailleurs œuvré à «faire disparaître les cerveaux inférieurs».
Dans la guerre moderne, en revanche, «les faibles et les infirmes [seraient] ceux qui sont le plus protégés tandis que les plus capables [seraient] particulièrement menacés». Toujours selon Forel, l’alcool ainsi que d’autres narcotiques entraîneraient la dégénérescence des «germes sur lesquels repose l’avenir de la race».
Le médecin et ancien directeur du Burghölzli voyait dans les soins de santé modernes des inconvénients de taille pour l’avenir de l’humanité:
Et dans la logique de cette pensée, il trouvait intéressant de se poser la question de savoir «si la meilleure chose à faire, et la plus humaine, ne serait pas de faire disparaître les plus abominables des cerveaux humains (criminels et malades mentaux) par une mort sans douleur». Lui-même n’était pas allé plus loin que la pratique de la stérilisation et de la castration au Burghölzli.
Auguste Forel considérait que le problème majeur de l’ère moderne résidait dans la «sélection inversée», appelée «kakogénisme» (par opposition à l’eugénisme, au sens de sélection positive et d’hygiène raciale), et estimait qu’il était urgent de procéder à une rectification artificielle:
Pour lui, les inaptes désignaient non seulement les «natures paresseuses, impulsives et passionnées ou criminelles, les dégénérés et les infirmes», mais aussi «les races inférieures».
Car Auguste Forel, comme de nombreux anthropologues et scientifiques de son époque, était raciste. Il affirmait: «Les nègres, physiquement forts et résistants, extrêmement fertiles, mais mentalement inférieurs bien qu’ils se plaisent à épouser notre culture avec vivacité, sont particulièrement dangereux pour les ‹hommes civilisés›. Une fois qu’ils se sont approprié notre culture, ils la corrompent, ainsi que notre race, par leur paresse, leur incapacité et leurs misérables abâtardissements, notamment les mulâtres.»
Les aspects problématiques de la pensée et des écrits d’Auguste Forel (et de son travail de médecin au Burghölzli) furent longtemps sciemment ignorés, passés sous silence ou occultés. En 1981, pour célébrer le 50e anniversaire de sa mort, le journal zurichois Tages-Anzeiger publia un article détaillé en hommage à son travail, qui rendait compte toutefois de ses opinions racistes, de ses concepts sur l’hygiène raciale et de ses ambitions eugéniques. L’article exigeait une réflexion critique vis-à-vis d’Auguste Forel pour permettre à «la médecine suisse de franchir un grand pas en assumant son passé».
Cette injonction passa complètement inaperçue. En 1986 et 1988, les expositions des universités de Zurich et de Berne citées plus haut n’hésitèrent pas un instant à présenter catégoriquement Auguste Forel comme un homme «qui doit être considéré comme un exemple à suivre encore aujourd’hui». Ces mots de Konrad Akert, recteur de l’université et neurologue, furent publiés en 1986 dans le catalogue de l’exposition.
Des actions de protestation éclatèrent lors de la réédition de l’exposition à l’université de Berne en 1988. Mais ce n’est que quelques années plus tard, en 1999, qu’un ouvrage du journaliste et historien Willi Wottreng traitant des tentatives d’Auguste Forel et de son confrère, le psychiatre Eugen Bleuler, de «sauver la race humaine» attira l’attention d’un plus large public.
En mai 1986, un étrange incident se produisit en amont de la grande exposition consacrée à Forel à l’université de Zurich. Un beau jour, le buste en bronze représentant le scientifique disparut tout bonnement de son socle en marbre dans l’entrée principale de l’université. Il fut retrouvé quelques jours plus tard sur un stand du marché aux puces de la Bürkliplatz à Zurich et aussitôt rapporté à sa place d’honneur habituelle. Personne ne porta plainte.
Iris Ritzmann, historienne de la médecine, consacra une étude passionnante au buste de Forel et à son glissement sémantique. Elle proposa d’interpréter ce mystérieux vol – dont la résolution ne semblait intéresser personne – comme un «acte politique», une protestation envers l’admiration vouée à Forel. Le message serait le suivant: transplantée dans le marché aux puces, l’idole scientifique devient un article de bric-à-brac tout juste bon à être bazardé comme une curiosité qui a fait son temps et qui «a sa place dans le compost de l’Histoire».
Etait-ce là le trait de génie d’une étudiante ou d’un étudiant? Quoi qu’il en soit, 17 ans plus tard, ce sont bien les étudiants qui donnèrent l’impulsion pour démystifier Auguste Forel au sein de l’université. Les protestations et le débat qui en découla se cristallisèrent autour de la question du buste et de ce que l’on devait en faire.
En 2003, un article intitulé «Und täglich grüsst der Eugeniker» («L’eugéniste vous salue chaque matin») parut dans le journal étudiant Zürcher Studierendenzeitung. Profondément troublé par l’œuvre de Forel, l’auteur Simon Hofmann se montra peu compréhensif envers l’admiration tenace incarnée par ce buste en bronze. Il y voyait surtout «du mépris pour les victimes des mesures coercitives de la psychiatrie suisse».
Le Conseil étudiant se pencha sur le sujet puis, en 2004, s’adressa à la direction de l’université, qui de son côté sollicita la Commission d’éthique de l’établissement afin de se positionner sur l’attitude à adopter au sein de l’université pour honorer la mémoire de Forel tout en tenant compte de son «passé d’eugéniste». Un colloque de spécialistes traita la question en 2005. Tous s’accordèrent sur le fait que le buste ne pouvait rester en place sans une mention supplémentaire, mais qu’il ne devait pas «simplement disparaître de la circulation, qu’il devait être assorti d’une exposition ou utilisé dans un cadre artistique et pourvu d’informations détaillées expliquant la démarche».
Après quelques tergiversations, c’est pourtant précisément ce qui se produisit: le buste disparut en catimini dans la collection d’art du canton de Zurich. Aujourd’hui, il se trouve toujours à l’entrepôt d’Embrach, en dehors de la ville. Sans son socle en marbre.
Malgré cela, l’historienne Iris Ritzmann estime que le débat suscité par l’objet en bronze de 24,5 kg et 52 cm s’est révélé très fructueux. Selon elle, l’examen scientifique des textes d’Auguste Forel et de l’histoire de la psychiatrie en Suisse déclenché par cette polémique fut crucial «à une époque où, en Suisse également, de nombreuses victimes de mesures coercitives appliquées par des autorités et la psychiatrie souhaitaient prendre la parole pour exiger que les injustices passées soient reconnues».