Comment les musées suisses se sont-ils retrouvés en possession de bronzes volés au royaume de Bénin? Et où ont-ils leur place aujourd'hui? Depuis le début du 20e siècle, ces précieux témoignages de l’art du bronze pratiqué en Afrique de l’Ouest figurent dans des collections publiques et privées de Suisse, et certains ont intégré des musées prestigieux.
Pourtant, la beauté de ces pièces dissimule une histoire bien plus sombre faite de guerre coloniale, de pillages et de dépossession. En 1897, l’armée britannique attaque le royaume de Bénin, situé dans l’actuel Nigeria, incendie la ville de Benin City, contraint le roi à l’exil et s’empare d’environ 10 000 objets. Les institutions culturelles qui les détiennent aujourd’hui sont confrontées aux conditions violentes dans lesquelles l’Occident se les est appropriés et aux demandes de restitution qui leur sont adressées.
L’histoire d’un cavalier en bronze du 16e siècle, conservé au Völkerkundemuseum de l’université de Zurich, illustre les tentatives faites actuellement pour traiter avec justesse ces collections controversées d’origine coloniale. Cette statuette montre de manière exemplaire comment le patrimoine culturel du Bénin a été dispersé, et comment la recherche de provenances retrace à présent le parcours de ces œuvres.
Cette statue a été réalisée par la guilde des fondeurs de bronze de la cour royale de Bénin entre le milieu du 16ᵉ et la fin du 17e siècle, peut-être sur commande de l’Oba Esigie (vers 1504-1550). Conservée au palais, elle a été transmise de génération en génération par 19 rois (Obas) pour finalement devenir propriété de l’Oba Ovonramwen en 1888, date de son couronnement. Il est donc très probable que ce cavalier ait fait partie des objets pillés par les troupes coloniales britanniques en 1897.
Cette statuette a été acquise en 1940 par l’université de Zurich pour sa collection d’ethnologie. Elle faisait partie de la masse de faillite du collectionneur suisse Han Coray (1880-1974), figure bien connue des milieux artistiques zurichois: galeriste d’avant-garde, marchand d’art et collectionneur, il avait aussi des activités pédagogiques, dirigea un temps une librairie, et plus tard un hôtel. Il accumula des tableaux de maîtres anciens, mais aussi plus de 2500 objets extraeuropéens, dont le cavalier du Nigeria.
On ne sait pas bien comment cette œuvre tomba entre ses mains. En revanche, sa collection comportait d’autres objets du Bénin dont il a été établi qu’ils provenaient du marché de l’art français. Il est intéressant de noter que c’est grâce à la fortune de sa seconde épouse Dorrie Stoop (1895–1928), riche héritière néerlandaise, qu’il finança sa frénésie de collectionneur. Il l’avait rencontrée en 1919 dans sa librairie, alors qu’elle était patiente à la clinique du Dr Carl Jung, à Zurich. Ils se marièrent peu après, ce qui permit à Han Coray, qui avait quinze ans de plus qu’elle, de profiter de la fortune familiale.
Le père de Dorrie Stoop, Adriaan Stoop, était un ingénieur des mines qui s’était enrichi grâce à des concessions pétrolières dans les Indes néerlandaises, dans l’actuelle Indonésie. En 1886, sa compagnie pétrolière entra en bourse, ce qui rapporta à Stoop l’équivalent de 180 millions de francs actuels en liquidités et en actions. En 1911, la société fusionna avec le groupe pétrolier et gazier Shell.
Avec l’argent tiré de l’exploitation coloniale de ressources naturelles, le jeune couple finança son mode de vie extravagante à Zurich. A titre de cadeau de mariage, les parents de Dorrie Stoop leur offrirent une villa à Erlenbach, qui ne tarda pas à se transformer en musée privé pour accueillir leur collection d’art en pleine expansion. Après le suicide de Dorrie Stoop, en 1928, les subsides familiaux se tarirent, et Han Coray n’eut bientôt d’autre choix que de se déclarer en faillite.
Conséquence de ces déboires financiers, le cavalier et l’ensemble de la collection d’art extraeuropéen de Coray furent saisis par la Banque populaire suisse (plus tard rachetée par le Credit Suisse). La banque confia alors au personnel de la collection d’ethnologie de l’université de Zurich le soin d’expertiser les objets en vue de leur vente. En 1940, la banque accepta de céder 468 objets à l’université de Zurich.
Le directeur de la collection, Hans Jakob Wehrli, et la collaboratrice scientifique Elsy Leuzinger (qui deviendrait directrice du Museum Rietberg, à Zurich) organisèrent la vente des pièces restantes à divers musées suisses ou collectionneurs particuliers. Plusieurs des bronzes du Bénin exposés au Kulturmuseum St. Gallen et au Museum Rietberg proviennent de cette transaction.
En 1940, quand le cavalier entre dans la collection de l’université, il n’a pas de tête. Des photos d’archives de la collection Coray, prises lors d’expositions antérieures en 1931 et 1932 à Lugano, Munich, Winterthour et Bâle, le confirment. Dans les années 1950, Elsy Leuzinger identifie dans la collection du British Museum une tête qui paraît convenir. En 1959, elle envoie le cavalier sans tête à Londres afin de le faire photographier avec ladite tête pour le livre qu’elle prépare, Afrique – L’art des peuples noirs.
Dix ans plus tard, à l’occasion de l’exposition Die Kunst von Schwarz Afrika (L’art de l’Afrique noire) au Kunsthaus Zürich, la tête est envoyée à Zurich. On en fait une copie à l’atelier des plâtres du Musée national, copie qui est ensuite montée sur le corps du cavalier tandis que l’original repart à Londres.
Depuis, la statuette a été exposée avec sa nouvelle tête en Allemagne, aux Etats-Unis, au Canada, en Afrique du Sud, et bien entendu en Suisse. Elle a été prêtée au Museum Rietberg en 2007 avant de revenir au Völkerkundemuseum de l’université de Zurich en 2018.
Dans cette tentative de reconstituer le cavalier, on peut lire la volonté de restaurer un héritage culturel fragmenté: les objets sont littéralement recomposés; deux parties appartenant à différentes collections européennes sont associées. Mais en 2023, Robert Tobler, restaurateur du Völkerkundemuseum, et Urs Lang, un collègue de la collection archéologique de l’université, ont examiné de plus près le cavalier et sa tête retrouvée. En étudiant l’usure sur la clavicule et la cassure, ils sont arrivés à la conclusion que les deux éléments, la tête et le corps, n’allaient pas ensemble.
A première vue, ils semblent faits l’un pour l’autre, mais en réalité, ils n’ont rien à voir. Et maintenant? Si les tentatives faites par le passé pour réunir le cavalier et sa tête sont restées vaines, que faire? Le musée doit-il laisser le cavalier avec sa nouvelle tête? Ou la retirer? Ou demander au Musée national Zurich de couler une autre tête mieux ajustée.
Pour le Völkerkundemuseum de l’université de Zurich, ce sont là des questions qui doivent être résolues avec ses partenaires de la Nigerian National Commission for Museums and Monuments. En mars 2024, le gouvernement nigérian a adressé à l’université de Zurich une demande de restitution du cavalier ainsi que de treize autres objets provenant du royaume de Bénin, dont on suppose qu’ils ont été volés en 1897.
Cette requête est en cours d’examen. L’exemple du cavalier sans tête montre à quel point il est difficile de recoller les morceaux de 1897: aux injustices commises à l’époque coloniale, pas de solution miracle. Le cavalier n’a pas encore achevé son périple. L’heure est-elle venue pour lui de rentrer à la maison?