En juillet 1902, dans la grisaille matinale, un policier lausannois en patrouille découvre un homme endormi dans un carton sous le Grand-Pont. Il le réveille manu militari et le conduit au poste pour vagabondage. L’homme en question s’appelle Benito Amilcare Andrea Mussolini et a rejoint la Suisse deux semaines plus tôt via Chiasso. Instituteur de formation, socialiste, il doit son nom au réformateur mexicain Benito Juárez et aux socialistes italiens Amilcare Cipriani et Andrea Costa.
Ses deux premières semaines dans la «curiosa repubblica», la curieuse république, comme il nomme la Confédération, ont été une déception. Il n’a tenu que quelques jours comme manœuvre à la chocolaterie Peter à Orbe, portant onze heures par jour les plus lourdes charges pour 32 centimes de l’heure. Puis, il s’est rendu à Lausanne, où il est désormais en cellule, à quelques jours de son 19e anniversaire. Il dispose pour tout bagage d’un passeport, d’un permis d’études et de 15 centimes.
L’épisode suisse de précarité teintée d’amertume de celui qui deviendrait plus tard le Duce, marqué par la faim et la rue, a souvent été rapporté, en particulier par le principal intéressé. Un court séjour, écrivait-il dans «La mia vita», mais difficile – pieno di difficoltà et pieno di momenti duri. Il convient toutefois de noter qu’il ne connut que brièvement la misère. A sa sortie de prison, il rencontre des socialistes italiens et rejoint le Sindacato muratori e manovali, le syndicat italien des maçons, dont il devient le secrétaire local à la fin août.
Bientôt, il rédige des articles pour L’Avvenire del Lavoratore, le journal des socialistes italiens qui paraît à Lausanne. C’est le début d’une belle carrière de journaliste. En peu de temps, il devient un orateur sollicité. Lorsqu’il intervient pour la première fois devant des travailleurs italiens du bâtiment à Montreux au mois d’août, il emprunte un pantalon décent et un chapeau. A l’époque déjà, il accorde autant d’importance à la forme qu’au fond.
Au tournant du siècle, le socialisme européen connaît de vives tensions. Les réformistes soutiennent la participation des socialistes aux gouvernements bourgeois afin d’imposer des réformes sociales, tandis que l’aile révolutionnaire du parti promeut une lutte des classes sans compromis. Le dilemme des réformistes se révèle lors de la grève des maçons à Bâle, organisée sous la houlette des ouvriers italiens en avril 1903.
Le gouvernement cantonal, qui compte depuis peu et pour la première fois un social-démocrate dans ses rangs, sollicite l’intervention de l’armée contre les travailleurs. Mussolini se rend à Bâle et s’adresse à ses compatriotes en grève. Pour lui, les choses sont claires: seule une révolution peut conduire à la victoire du socialisme. La violence est un moyen d’action légitime.
A Berne, où il vit et travaille depuis début mars 1903, il a déjà tenu des discours subversifs qui n’ont pas échappé à la police. Convoqué au commissariat en juin, il est expulsé en Italie après dix jours d’incarcération, au motif que ses papiers d’identité ne sont pas en règle. De retour en Suisse, il est arrêté à Genève, où il souhaitait s’inscrire à l’université.
A Lausanne en revanche, il est bien considéré. Durant ses derniers mois en Suisse, il assiste à des cours magistraux à l’université de la ville, dévore – selon ses propres mots – «une bibliothèque entière», rédige des articles, traduit des écrits socialistes du français en italien, et tient des discours dans tout le pays. Il a depuis longtemps acquis une certaine notoriété dans les cercles socialistes italiens. Pour Mussolini, ce séjour de plusieurs mois à Lausanne est une période stimulante. Il y vit des aventures amoureuses et y mène une vie de bohème dans les cercles révolutionnaires.
En novembre 1904, après 27 mois d’un séjour entrecoupé de brèves interruptions, le futur Duce du fascisme quitte la Suisse. En Italie, il connaît une ascension fulgurante au sein du parti socialiste. Il y impose sans vergogne ses positions et élimine l’aile réformiste du parti.
Au cours des années suivantes, il tient également plusieurs discours en Suisse, où sont installés des milliers de travailleurs italiens. Le 1er mai 1913, alors âgé de 29 ans, il donne une conférence à Zurich en tant que directeur de la revue du parti socialiste Avanti. Il est alors l’une des figures majeures du socialisme italien.
Pendant la Première Guerre mondiale, Mussolini rompt avec le parti. Farouche antimilitariste, il titre d’abord Abasso la guerra, à bas la guerre, lors de l’éclatement du conflit à l’été 1914, et s’exprime en faveur de la neutralité absolue. Cependant, il fait rapidement volte-face sur la question de la guerre. Les dirigeants du parti maintiennent fermement leur opposition à une entrée en guerre de l’Italie et lui retirent la direction de l’Avanti.
En réaction, Mussolini fonde son propre journal, Il Popolo d’Italia. Journaliste accompli, il est depuis bien longtemps conscient du pouvoir des écrits. Cette étape marque la fin de son parcours chez les socialistes. En novembre 1914, il est exclu du parti après une assemblée sous haute tension.
A la fin de la guerre, Benito Mussolini fonde le mouvement fasciste italien et débute son ascension vers la dictature. Jusqu’en 1943, Il Popolo d’Italia constitue la revue du parti et sert de vecteur de la propagande fasciste auprès de la population. Pendant plus de vingt années d’un régime autoritaire, Mussolini fait traquer ses anciens camarades socialistes de manière impitoyable. Des milliers d’entre eux choisissent l’exil, en Suisse pour certains.
Sous le règne de Mussolini, débuté en 1922, les provocations, violations de frontières et campagnes médiatiques de l’Italie à l’égard de la Suisse se multiplient. Le Conseil fédéral s’efforce malgré tout de maintenir de bonnes relations diplomatiques, même lorsque le dictateur fasciste engage une lutte sans merci contre ses opposants intérieurs, recourt aux armes chimiques dans une guerre contre l’Ethiopie, s’allie avec Hitler et promulgue des lois racistes.
Il faut attendre les années 1930 pour voir s’effriter l’admiration que partagent certains conservateurs et catholiques suisses pour le fondateur du fascisme. En 1937, la décision de l’université de Lausanne de décerner le titre de docteur honoris causa à son ancien étudiant suscite l’indignation. Aucune intervention, ni au niveau cantonal, ni au niveau fédéral n’a pourtant lieu.
A l’été 1943, alors que la défaite dans la Seconde Guerre mondiale se profile, le Duce est chassé du pouvoir par les siens. Les troupes allemandes occupent le nord du pays et installent Mussolini à la tête d’une république fasciste, la RSI, près du lac de Garde. Le gouvernement officiel italien fuit vers le sud de l’Italie. La Suisse noue des relations diplomatiques avec lui, tout en entretenant des relations informelles avec la république de Mussolini. Les intérêts économiques du nord de l’Italie pèsent trop lourd pour interrompre tout lien.
Durant les deux dernières années de sa vie, avec son nouveau gouvernement, le Duce soutient la brutalité des Allemands envers son propre peuple, jusqu’à ce que les groupes de partisans prennent l’avantage lors de l’avancée des Alliés en avril 1945.
Le 25 avril, que l’Histoire appellera le «jour de la libération», Mussolini est à Milan. Tous les espoirs d’un asile politique à l’étranger se sont envolés. Alors que l’archevêque Ildefonso Schuster tente une dernière médiation entre les fascistes et le Comité de libération nationale, les insurgés contrôlent déjà une grande partie de la ville. Mussolini, épuisé tant sur le plan physique que psychique, n’a plus rien à offrir que la capitulation sans conditions.
Toutefois, il n’y est pas prêt. Avec sa maîtresse Clara Petacci et une poignée de fidèles fascistes, il quitte discrètement la ville et se dirige vers la Suisse. La route vers Côme étant contrôlée par des partisans, les fugitifs longent les rives du lac en direction du nord jusqu’à rencontrer des troupes allemandes à Menaggio. Lorsque les partisans communistes arrêtent le convoi, le dictateur italien porte un uniforme de l’armée allemande.
Mussolini et Petacci sont condamnés à être fusillés le 28 avril par un tribunal improvisé. Les photos de leurs corps profanés, pendus la tête en bas dans une station-service de la Piazzale Loreto à Milan le lendemain matin, font le tour du monde.
Une humiliation posthume que le Duce, qui avait fait de la mise en scène médiatique un élément essentiel de son règne, aurait pu s’épargner s’il était parvenu à rejoindre la Suisse. Il aurait alors été livré à la justice et aurait eu droit à un procès. Mais il n’arriva pas jusqu’à la frontière – un destin qu’il partage avec toutes celles et ceux qui tentèrent d’échapper à ses hommes de main.