De nos jours, les représentations historiques sont un sujet épineux, en particulier lorsqu’elles portent sur des batailles. Seules les œuvres vraiment hors du commun ne sont pas reléguées dans un quelconque entrepôt obscur. C’est notamment le cas de La bataille d’Alexandre d’Albrecht Altdorfer, qui se distingue par sa perspective aérienne saisissante. Ce tableau doit une partie de sa renommée à l’anecdote selon laquelle Napoléon l'a fait confisquer à Munich, pour l’accrocher dans sa salle de bains.
D’un point de vue historique et culturel, même les représentations de batailles dépassées sur le plan artistique peuvent présenter un intérêt: témoigner de l’évolution de notre compréhension de l’histoire.
Elles nous en apprennent aussi un peu plus sur les règles de la production de fictions historiques et de propagande visuelle. Quelle histoire faut-il représenter ici, sous quel angle et à quelle fin? Les péplums que d’aucuns qualifient volontiers de «barbants» sont souvent plus instructifs qu’ils n’en ont l’air.
Prenons l’exemple d’une représentation de la bataille de Sempach (1386) très connue et appréciée au 19ᵉ siècle: le tableau historique de 1841 Les Suisses auprès du corps de Winkelried, du peintre zurichois Ludwig Vogel (1788-1879). Cette œuvre a largement contribué à ériger cette bataille et le personnage de Winkelried en mythes nationaux. De notre point de vue actuel, nous sommes bien conscients qu’à l’instar de la légende de Guillaume Tell, des libertés ont été prises avec l’histoire.
Faute notamment à sa piètre qualité artistique, l’œuvre de Ludwig Vogel est encore présentée au public à l’occasion de rétrospectives spéciales, tout au plus. Au 19ᵉ siècle, en revanche, elle est exposée et traitée dans le cadre d’expositions nationales, en plus de faire l’objet d’une multitude de reproductions très diverses par l’artiste lui-même et ses contemporains.
En représentant Winkelried tombé pour la cause commune, Ludwig Vogel a fourni à une nation naissante un symbole fort à un moment propice. Les représentations historiques sont fréquemment le fruit d’un désir à assouvir.
Fait plutôt inhabituel pour un tableau historique aux ambitions si vastes: son commanditaire n'est pas institutionnel, mais privé. Il s'agit de Jakob Melchior Ziegler, enseignant, politicien, cartographe et mécène de Winterthour à la fibre patriotique, qui milite, entre autres, pour la construction d’un monument national.
Le peintre Ludwig Vogel est lui-même issu d’une famille de patriotes, par ailleurs relativement aisée (son père est le maître pâtissier zurichois David Vogel, qui a vendu plus tard son affaire à un certain Sprüngli), et peut se consacrer à l’art sans éprouver d’angoisse existentielle.
Sur le plan esthétique, Ludwig Vogel s’inspire de la vision post-romantique et idéalisée des nazaréens. Ce groupe d’artistes, que le peintre a rejoint durant ses études à Vienne et à Rome, extrait des pages de l’histoire des modèles et des repères pour leur époque agitée.
Tout doit être fait pour souligner la crédibilité et l’importance des sujets choisis. Dans cette optique, Ludwig Vogel étudie notamment des chroniques historiques. Il commence par dessiner des pièces d’armure entreposées dans des arsenaux, comme l’attestent les nombreux croquis figurant dans les collections du Musée national suisse.
Les esquisses du tableau de 1841 témoignent du laborieux processus d’élaboration de la composition, dont Vogel reprend certains éléments par la suite. La participation du peintre à un concours organisé par le canton de Nidwald portant sur l’édification d’un mémorial pour Winkelried en 1853 est un autre épisode reflétant l’impact complexe de cette œuvre.
Dans son tableau Les Suisses auprès du corps de Winkelried, Vogel évite l’écueil que constituerait une vue d’ensemble de la bataille confuse et fourmillante de personnages, préférant composer à la place un moment charnière postérieur à l’affrontement. Il offre au spectateur un point de vue privilégié dans le but de focaliser sa perception: se tenant directement devant le corps de Winkelried, il se joint à ses compagnons d’armes ébranlés par sa mort.
Cela dit, le côté artificiel de la scène saute aux yeux (du moins de nos jours), à commencer par le pathos trop appuyé que trahit l’absence du moindre détail caché. Les poses des personnages de Vogel semblent théâtrales, forcées. Le souci du détail de l’artiste se révèle également une arme à double tranchant. En cherchant à souligner ainsi l’exactitude historique et l’authenticité de l’épisode, il produit paradoxalement l’effet contraire: plumails des Habsbourg tombés au combat, hallebardes rutilantes, casques et pièces d’armure semblent être tout droit sortis d’une vitrine de musée.
Quant aux protagonistes, les contrastes impeccables (évoquant Raphaël, l’une des inspirations du mouvement nazaréen) de leurs tenues à la propreté suspecte semblent eux aussi trop calculés. La scène de bataille que l’on nous présente aurait plutôt sa place dans le catalogue d’une marque de mode dont le logo serait la croix suisse.
Vogel semble également éprouver des difficultés avec l’anatomie: son Winkelried rappelle un gigantesque nourrisson endormi, tenant contre lui non pas des lances ennemies, mais une peluche. Les cadavres de guerriers étendus de part et d’autre de la scène font d’ailleurs penser à des poupées de chiffon jetées négligemment.
Mais par-dessus tout, le peintre détourne l’attention du présent à travers son collage historique kitsch dénaturé par l’idéalisme. La comparaison avec un Francisco de Goya (1746-1828), qui réagit directement aux atrocités des guerres napoléoniennes de son époque, est peu flatteuse pour Vogel.
Au-delà de l’assouvissement d’un désir, les représentations historiques servent bien souvent aussi à détourner l’attention d’une réalité déplaisante.
A quoi le «Winkelried» de Vogel aurait-il ressemblé si le jeune peintre, au lieu de s’installer à Rome pour réinventer le Moyen Age avec ses compagnons nazaréens, avait arpenté les rues du Paris de son époque, dont la scène artistique était en plein essor dans les années suivant la Révolution? Napoléon se sert en effet de l’art à des fins de propagande avec beaucoup plus d’assurance et de sophistication que les citoyens suisses en quête d’identité.
En 1807, l’empereur fait ainsi organiser un concours portant sur la représentation de la bataille d’Eylau qui a été remporté par l’œuvre monumentale Napoléon sur le champ de bataille d’Eylau (1808), d’Antoine-Jean Gros (1771-1835). Toujours exposée dans le département des Peintures du Louvre, où ont été traditionnellement organisées les grandes expositions de l’Académie royale, elle est néanmoins éclipsée par ses célèbres voisins Le radeau de la méduse de Théodore Géricault et La liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix.
Le tableau d’Antoine-Jean Gros représente bien sûr un champ de bataille, mais aussi les conflits politico-artistiques de cette époque. En apparence, l’œuvre s’inspire du programme de domination de Napoléon qui ne servit qu’à le transfigurer. La bataille d’Eylau (actuellement Bagrationovsk, en Russie) ayant entraîné de lourdes pertes et constitué une débâcle militaire pour les Français, Napoléon craint de perdre ses soutiens pour d’autres levées de troupes et campagnes.
Dans son projet, Gros propose de falsifier l’histoire en ne représentant aucun Français blessé. Napoléon, à mi-chemin entre l’«empereur bienveillant» de l’Antiquité et la figure du Christ bénissant, prend même soin des ennemis blessés (en contradiction flagrante avec des déclarations de témoins). Le spectateur doit comprendre en filigrane que ce souverain miséricordieux se montrera d’autant plus prévenant avec ses propres troupes.
La proposition de Gros retient l’attention d’un Napoléon imbu de sa personne, qui ne voit apparemment pas les blessés et les cadavres au premier plan, et en particulier le soldat perdant son sang en bas à droite. Le regard troublant de ce dernier fixe le spectateur et relègue encore davantage au second plan la présence détachée de l’empereur.
Sur ces seules caractéristiques, la représentation de Gros paraît déjà bien plus crédible que le bal costumé de Vogel. Si la palette de couleurs contribue également à ce réalisme, les victimes russes agonisantes, couvertes de neige au premier plan, signalent le véritable coût de cette bataille. Mais surtout, ces contradictions s’opposent subtilement à l’objectif de propagande du tableau: un point qui n’a alors pas échappé à certains observateurs. En tout cas, de tels éléments nous révèlent que Gros ne se sent pas tout à fait à son aise, dans son rôle de peintre au service de l’empereur.
Le malaise grandissant en lien avec les représentations de batailles à visée nationaliste au 19ᵉ siècle est encore plus flagrant chez Ernest Meissonier (1815-1891). Très apprécié de la bourgeoisie de son époque, Meissonier peint entre 1861 et 1875 l’une de ses toiles les plus célèbres, dont la place est désormais aussi dans un entrepôt: 1807, Friedland.
Les admirateurs de Meissonier apprécient ses tableaux pour leur soin du détail et la crédibilité qui en découle. Dans 1807, Friedland, le Français jette son dévolu, tout comme Antoine-Jean Gros, sur une célèbre bataille napoléonienne qui se solde toutefois par une victoire et revêt d’ores et déjà une dimension historique pour sa génération. Il partage avec Vogel une grande minutie dans la reconstitution des accessoires, qu’il pousse à son paroxysme.
L’historien de l’art Peter Geimer a récemment décrit plus en détail le processus de Meissonier. Le peintre amasse de véritables collections d’objets et d’étoffes historiques, allant jusqu’à se procurer la réplique d’un uniforme de Napoléon qu’il porte lui-même, enfourchant un cheval en bois, afin de «s’imprégner» du rôle de commandant de la Grande Armée.
Ce mimétisme exagéré qui, à la différence du tableau de Vogel, s’accompagne d’une totale indifférence vis-à-vis du cadre représenté, trouble déjà certains contemporains. Emile Zola qualifie ainsi Meissonier de «peintre officiel de Lilliput». Même à cette époque, les détails présentés passent pour des ornements creux, si l’on considère les vastes conséquences des guerres napoléoniennes en Europe. Peter Geimer estime qu’ils ne font passer «aucun message particulier» et qu’ils mènent à un «trou noir narratif», à l’ennui: pas nécessairement ce que l’on attend d’une scène de bataille.
L’œuvre de Meissonier est toutefois remarquable sur le plan de l’histoire des médias, puisqu’elle prend le point de vue a priori objectif de la photographie (une invention alors nouvelle) pour le transposer à la peinture en tant que principe esthétique.
Le critique d’art Jules Claretie a raison au moment où il remarque, en 1873, que la peinture de bataille officielle est morte. Cette forme d’expression est remplacée par les panoramas: des représentations poussant à l’extrême le principe de la mise en scène créant une certaine illusion, un motif cher à Vogel et Meissonier. Les panoramas visent à placer le public au cœur de l’action, comme on peut le voir encore aujourd’hui dans le panorama Bourbaki à Lucerne.
La photographie prend ensuite le relais, afin de représenter fidèlement les événements. En documentant la guerre de Crimée au moyen de photos en 1853, Roger Fenton entame un nouveau chapitre de l’histoire de la représentation des opérations de guerre. Aujourd’hui, cette discipline a atteint son point culminant provisoire avec les scènes diffusées en direct sur Internet par les caméras fixées sur les casques des soldats de la guerre en Ukraine.
Le fait que des représentations imprégnées du réel comme le panorama et la photographie aient été et soient encore utilisées à des fins de reproduction, de propagande et de falsification est une autre histoire.
Ludwig Vogel était, lui aussi, parfaitement ancré dans son époque, comme l’explique Heinrich Thommen dans une étude détaillée de l’œuvre du peintre suisse: au crépuscule de sa vie, il fait photographier par le Zurichois Johannes Ganz une série de ses compositions, dont une version ultérieure de son «Winkelried» de 1856, qui ont été publiées dans un recueil.