Née en 1464, Jeanne de France était la fille benjamine de Louis XI et de Charlotte de Savoie. Après la perte de nombreux enfants, le couple royal espérait l’arrivée d’un héritier mâle. La naissance de Jeanne, qui en plus d’être une fille souffrait d’un pied bot et d’une scoliose sévère, ne fit qu’ajouter à son chagrin.
Jeanne passa les premières années de sa vie dans la vallée de la Loire jusqu’à ce que Louis XI la confie à un cousin éloigné, le baron François de Linières et d’Amplepuis, et à sa femme, Anne de Culan, peu après son cinquième anniversaire. Sans enfant, le couple reporta tout son amour et son affection sur la petite Jeanne et lui donna une excellente éducation dans tous les domaines. C’est sous cette tutelle bienveillante que Jeanne se voua pour la première fois à la Vierge Marie et s’intéressa aux observances religieuses.
L’infirmité de Jeanne se fit plus prononcée avec l’âge: elle avait une épaule plus haute que l’autre et se mit à claudiquer fortement. Comme elle ne correspondait pas aux standards de beauté féminine des débuts de la Renaissance, elle fut surnommée avec cruauté «Jeanne la boiteuse» ou «Jeanne l’estropiée». Ses contemporains soulignèrent toutefois qu’elle avait un visage gracieux malgré sa déficience physique. Il semble qu’elle ait eu également une personnalité chaleureuse et engageante qui charmait tous ceux qui la rencontraient.
Louis XI, surnommé «l’Universelle Aragne» dans toute l’Europe en raison de ses qualités de stratège politique, fiança Jeanne à Louis d’Orléans, son cousin au deuxième degré, à peine quelques jours après sa naissance. Les fiançailles furent réaffirmées lorsque Jeanne entra dans la puberté dans les années 1470. Comme la loi salique en France interdisait aux femmes de succéder au trône, il est fort probable que la décision de Louis XI ait été motivée par un certain pragmatisme politique. En effet, Louis d’Orléans était un rival politique de la famille de Jeanne car il appartenait à une branche des Valois qui pouvait prétendre au trône.
Le fait que Louis d’Orléans puisse par ailleurs prétendre au riche duché de Milan le rendait encore plus redoutable. Il est vraisemblable que Louis XI ait supposé sa fille stérile en raison de son infirmité. Il espérait donc probablement qu’en se mariant, Jeanne éliminerait la menace d’un rival dans l’accession au trône du fait qu’elle n’aurait jamais d’héritier.
En revanche, si Charles, fils et héritier de Louis XI, venait à mourir sans descendance, Jeanne deviendrait reine de France par l’accession au trône de son mari. Ainsi, sa position était assurée. D’une façon ou d’une autre, l’habile Louis XI était déterminé à unir Louis d’Orléans plus étroitement à sa famille. Il menaça Louis d’Orléans et sa mère, Marie de Clèves, de sévères représailles en cas de réticence à consentir à ce mariage. Un contrat de mariage fut donc finalement signé en 1473.
Lorsque Louis d’Orléans aperçut sa fiancée pour la première fois à Tours en 1475, il se serait exclamé:
Jeanne, alors âgée de 12 ans, épousa Louis d’Orléans, lui-même âgé de 14 ans, en 1476 au château de Montrichard. Louis XI ne les honora pas de sa présence.
La dot confortable de Jeanne, qui s’élevait à 100 000 écus d’or, n’incita pas davantage Louis d’Orléans à prendre soin de sa nouvelle épouse. Il passa toute la noce à sangloter et les sept années suivantes à éviter soigneusement sa femme. Durant les nombreuses absences de son mari, Jeanne résidait à Linières, près d’Angers. Elle se consacra aux pauvres et à la charité religieuse, dans un contraste saisissant avec la vie dissolue de son mari.
A la mort de Louis XI en août 1483, Jeanne retourna aussitôt à Amboise pour retrouver sa famille. Même si la relation avec son père relevait plus de la politique que de l’affection, Jeanne n’en était pas moins proche de ses frère et sœur. Comme son frère Charles VIII n’avait que 13 ans, c’est sa sœur aînée Anne et son époux Pierre de Beaujeu qui devaient assurer la régence jusqu’à la majorité du benjamin. Cela exaspéra Louis d’Orléans, qui n’hésita pas à contester ouvertement leur autorité, laquelle fut bel et bien entérinée en 1484 par les Etats généraux de Tours.
En 1485, par crainte d’un renforcement du pouvoir royal, Louis d’Orléans et d’autres seigneurs féodaux déclenchèrent une rébellion ouverte, qui déboucha sur ce qu’on appela La guerre folle. Avec détermination, Jeanne implora la clémence pour son mari à plusieurs reprises pendant toute la durée du conflit, et même après que Louis d’Orléans fut emprisonné en 1488.
Pendant toute la révolte, Jeanne administra consciencieusement les finances complexes de son mari ainsi que ses vastes propriétés en France et en Lombardie. Elle resta même auprès de lui lorsqu’il fut assigné à résidence à Bourges, s’assurant qu’on lui procure du poisson frais et des oranges d’Italie ainsi que du linge propre et de nouveaux vêtements. Bien que Louis d’Orléans n’ait jamais reconnu son aide inestimable, les efforts de Jeanne ne furent pas vains: en 1491, Charles VIII finit par gracier Louis d’Orléans, qui dut lui prêter serment d’allégeance et devint ensuite l’un des principaux conseillers de Charles VIII durant la Première guerre d’Italie (1494-1498).
Charles VIII, le frère de Jeanne, mourut accidentellement en 1498 à la suite d’un choc à la tête contre le linteau d’une porte du château d’Amboise pendant une partie de tennis. Son mariage avec Anne de Bretagne en 1491 étant resté sans héritier (leurs six enfants sont morts jeunes), c’est sa sœur Jeanne qui devint reine de France par cet étrange concours de circonstances.
Louis d’Orléans, devenu Louis XII, fit alors valoir une clause inhabituelle dans le contrat de mariage d’Anne de Bretagne pour destituer Jeanne. Charles VIII avait en effet fait stipuler que s’il venait à décéder sans descendance, son successeur devrait épouser sa veuve. Une manière pour les Français de garder la main sur la Bretagne.
Dès son avènement, Louis XII fit venir Louis II de la Trémoille, l’un des plus vieux amis de Jeanne, pour la convaincre de faire annuler son mariage. Mais Jeanne s’y opposa fermement. Elle ne voulait pas se déshonorer, ni non plus sa famille. Ce refus provenait-il d’un désir personnel d’obliger son mari à la traiter comme une véritable épouse, voire d’amorcer une réconciliation? La question reste entière.
Peu après, Louis XII déclara devant un tribunal pontifical que Jeanne souffrait d’une infirmité qui ne permettait pas de consommer le mariage. Il avança également l’argument selon lequel il avait été contraint à cette union et qu’il y avait consenti par seule crainte de Louis XI et des frère et sœur de Jeanne.
Lorsque ce fut au tour de Jeanne de prendre la parole, elle s’exprima avec courage et assurance, déclarant qu’elle avait bien conscience de ne pas être séduisante, mais qu’elle était néanmoins en capacité de concevoir des enfants. Elle contesta avec véhémence l’accusation de mariage forcé et jura qu’il avait été consommé. Elle ajouta que rien ne s’opposait à son union avec Louis XII car une dispense avait été accordée par une bulle du pape Sixte IV concernant la consanguinité des époux.
Pour finir, lorsque Jeanne fut sommée de se soumettre à un examen clinique corporel approfondi, elle s’y refusa en faisant valoir le fait qu’elle était une princesse de sang royal. Elle ajouta que personne ne devrait être contraint de subir un tel traitement.
L’opinion publique se rangea du côté de Jeanne dans ce procès qui se transforma rapidement en procédure de divorce malséante. Les chefs de file de la théologie de cette époque, Olivier Maillard et Jean Standonck, continuèrent à considérer Jeanne comme la vraie reine tandis que des satiristes ridiculisèrent Louis XII en vers et chansons. Les spécialistes en droit de toute l’Europe étaient convaincus que Jeanne gagnerait le procès.
Louis XII ne put obtenir l’annulation de son mariage que grâce à des manœuvres diplomatiques clandestines. Il amadoua la papauté avec une alliance antimilanaise et la promesse d’octroyer un titre de noblesse français à César Borgia, le fils illégitime notoirement connu du pape Alexandre VI, et de lui accorder la main de l’héritière Charlotte d’Albret. Jeanne perdit la bataille. Elle reçut le titre de courtoisie de duchesse de Berry en compensation et Louis XII lui rendit sa dot.
Lorsque Louis XII épousa Anne de Bretagne en 1499, Jeanne se retira à Bourges pour prendre une part active à l’administration du duché de Berry. Loin de son époux et de la cour royale, elle se consacra de plus en plus à sa vocation religieuse. En 1501, elle reçut l’autorisation de fonder un nouvel ordre religieux féminin, l’Ordre de l’Annonciation de la Vierge Marie, mais n’y prononça ses vœux qu’en 1504 car elle se considérait encore comme l’épouse de Louis XII.
Jeanne mourut en 1505 et fut enterrée avec tous les honneurs. L’Eglise catholique la canonisa en 1950. Jeanne fit réaliser un dernier portrait juste avant sa mort: un masque mortuaire en plâtre. Quand on l’observe, on est surpris par sa grâce et sa sérénité. Ce masque rappelle les médaillons en bronze, masques et bustes alors en vogue du sculpteur croato-vénitien Francesco Laurana, dont Jeanne a dû personnellement voir les œuvres à l’époque où Laurana travaillait en France.
L’historien français Antoine de Lévis-Mirepoix qualifia Jeanne à juste titre de «Cendrillon des Valois». Sacrifiée sur l’autel de l’opportunisme politique et victime d’humiliations presque permanentes, Jeanne mena une vie faite d’épreuves et de souffrance. Malgré cela, elle parvint à susciter une admiration considérable chez ses contemporains de la France de la Renaissance par son courage, sa dignité et sa bonté. Le masque mortuaire de Jeanne nous rappelle que la beauté physique d’un être humain est loin d’être aussi importante que ses qualités intellectuelles, émotionnelles et spirituelles.