S'enfiler des œufs de poisson gorgés de vodka et des ballets russes sur sol américain ne figuraient pas vraiment en tête de liste des expériences à tenter à San Francisco. Contrairement à un coucou obligatoire au Golden Gate ou aux ribs sauce BBQ et ailes de poulet frit de chez Brenda's (un succulent dinner de spécialités de Louisiane qu'on ne saurait trop vous recommander).
Cette expérience s'est imposée par la force des choses, un vendredi soir, sur le coup de 20 heures et un trottoir hostile de Fillmore District balayé par le vent. Quelques instants plus tôt, la «manager» de Che Fico, alias Jannine, nous jetait à la porte de son établissement avec une chaleur toute américaine.
Jannine est «really sorry», mais ce sont les règles. Chaque client a exactement deux heures max' pour siroter son verre de rouge et grignoter sa pizza à 30 balles, avant de laisser sa place fissa.
La petite centaine de dollars déboursée en Negroni et Gin Tonic depuis notre arrivée, ne suffisent pas à la persuader que nous sommes des clients exceptionnels - ni même de nous dégoter un coin de bar pour continuer à consommer. D'autres réservations attendent. Nous sommes priés de bien vouloir débarrasser le plancher.
Ce sont donc deux estomacs frustrés qui se mettent urgemment en quête d'un autre établissement dans le secteur. Ajoutez à cela des standards complexes (un lieu où l'on peut bien boire/très bien manger/voir les gens/dans un cadre pas trop moche/avec des prix raisonnables/et des serveurs pros/et si possible sympas). Sans compter un iPhone (forcément) à plat et une connexion internet (forcément) défaillante. Et, enfin, en intégrant le fait que San Francisco vit et dort tôt. La plupart des restaurants ne servent plus personne au-delà de 20h30.
Bref, vous obtenez un véritable Koh-Lanta pour gourmets égarés en pantoufles.
Quelques clics frénétiques sur Google Maps plus tard, nous avons peut-être trouvé notre planche de salut.
La perle rare se nomme Birch & Rye. Le site du «seul restaurant russe d'Amérique à figurer au Michelin» nous promet des spécialités aux noms mystérieux, du caviar et de la vodka à n'en plus finir et, surtout, une savante carte de cocktails.
Pressés, peu rassurés, sans réservation, nous sautons dans un Uber direction le coin méconnu de Noe Valley, galvanisés par l'espoir de ne pas nous faire égorger au fond d'une impasse, une fois largués hors de la Toyota. Et, surtout, de ne pas nous faire refouler à l'entrée.
Vous l'aurez compris: l'auteure de cet article n'a pas fini sa course dans une benne à cadavres franciscanaise. Une serveuse (qui n'est pas russe) nous fait pénétrer dans un espace à la lumière tamisée, moderne, impersonnelle, bois-verre-béton-cuir. Bref, le genre d'endroit où l'on s'attend à goûter à la «gastronomie contemporaine». Dans la salle du fond, privatisée, Vladimir Poutine en plein dîner avec ses ministres.
Mais non, on vous charrie.
Juste une joyeuse bande d'une dizaine de convives, un mix bizzaroïde entre des geeks échappés de leurs bureaux de la Silicon Valley et quelques sublimes divas asiatiques, toutes parées de cuir, fourrures et sacs Chanel. Ces dames vont se repoudrer le nez aux toilettes à une cadence de dix minutes. A une autre table, deux couples de septuagénaires en grande discussion, au look typique du prof de grande université américaine, Berkeley ou Stanford, barbe blanche et l'air d'en savoir bien plus que nous.
Un cocktail ballet russe pour nous remettre de nos émotions et nous voilà requinqués pour partir à l'assaut de la Russie et de sa gastronomie, avec le «menu du chef en 5 plats» - sans la moindre idée de ce que peuvent bien être du «perlovka» ou des «pelmeni», mais on ne demande qu'à le découvrir.
Le repas débute par un ascétique bouillon d'orge perlé (le fameux «perlovka») et trois morceaux de bolets séchés. C'est pas mauvais, mais ça ressemble vaguement au dîner qu'on nous servirait en EMS. Le dîner vient à peine de commencer et on prie déjà pour ne pas sortir de là en crevant la dalle. Condition sine qua non de tout bon gastro qui se respecte.
Le menu se poursuit avec un «monk liver pate» à peine plus consistant. Traduction littérale: «pâté de foie de moine». En guise d'accompagnement, la serveuse nous offre un shot d'un alcool à l'origine et au goût indéterminés. A ce stade, nous sommes ivres. Mais heureux.
Vient la troisième entrée: les fameux «pelmeni», raviolis russes, ici farcis au crabe et à la ricotta. Avouez, ça en jette. Et le pire, c'est que c'est très bon.
Pour le plat de résistance, nous nous laissons tenter par la poitrine de canard et l'agneau «cuit au feu de bois», inspiré d'un plat traditionnel géorgien. D'un point de vue d’iPhone, ça a l'air chiche, mais on vous jure que c'était fort goutu. Mention spéciale à la sauce adjika, équivalent slave de la sauce sriracha, et au «chou carbonisé» (au cas où on risquait d’oublier que nous sommes dans un gastro). Les restaurants normaux ne se targuent pas de vendre des produits «carbonisés».
Place au dessert, dont les «rye donuts», la spécialité maison qu'on peut, sur demande, accompagner de caviar. Moyennant supplément de 40 dollars. On ne sait pas vous, mais nous, on ignorait que les donuts faisaient partie de la culture culinaire russe.
Vous avez pigé. A l'exception des oeufs de poisson et des intitulés des plats, nous n'avons guère eu l'impression de manger à la table du Kremlin.
Birch & Rye ne s'en cache pas: sur sa page, le restaurant précise qu'il «réimagine les plats russes dans une optique californienne contemporaine». Quelque part entre le PDF des vins et l'onglet des réservations, une page entière est consacrée à la guerre en Ukraine. On y lit que le lieu se définit comme «un restaurant américain, fondé par une cheffe américaine».
Nous voilà rassurés - ça explique les donuts.
Faute d'avoir mangé avec Poutine, nous avons passé un savoureux moment chez Birch & Rye. Et, incroyable, mais vrai, nous sommes repartis repus. Comme les narines des belles et bruyantes Asiatiques.