D'habitude, il «écrit en slip» (c'est lui qui le dit) des vannes chez lui. Souvent pour les autres humoristes romands. Cette fois, c'est pour lui que Benjamin Décosterd a accouché de Le monde va mal (mais je vais bien). Un premier spectacle qu'il joue tous les dimanches au Pavillon Naftule, à Lausanne, nouvelle scène de l'humour romand où le public peut aussi assister à la Revue de Lausanne, notamment.
Benjamin Décosterd, c'est aussi ce chroniqueur qui dit des bêtises en décortiquant l'actualité sur Couleur3 le vendredi matin. A 7 heures 50, «trop tôt» (c'est encore lui qui le dit). Interview avec ce trentenaire bobo lausannois (mais au demeurant fort sympathique).
watson: Jouer sur un parking dans des odeurs de fondue, ça remet quand même un peu les pieds sur terre, non?
Benjamin Décosterd: Mais la fondue, c'est cool, non? Evidemment, j'aurais préféré commencer à l’Arena. Mais bon, c'est pas comme ça que ça marche. Et c'est déjà un luxe de pouvoir jouer dans une salle où les gens paient pour te voir toi. C’est zinzin, j’ai trop de chance. Après, pour faire de la restauration rapide en plein mois de novembre sans cuisine, la fondue, je crois qu’on n’a pas eu le choix. Mais c’est vrai que j’y ai pensé, «ah, ça va sentir la fondue pendant mon spectacle?» Mais c’est marrant en fait.
Tu pointes assez vite dans ton spectacle notre compassion à géométrie variable, notamment pour l’Ukraine. Sans trop spoiler, on était tous tristes au début et maintenant on s’en fout. Tu crois qu’on est devenus des sociopathes ou c’était foutu dès le départ?
Non, c’est normal. Vous connaissez ça dans la presse, le «mort-kilomètre» (réd: plus c’est proche de nous, plus c’est triste… et inversement). Moi, je pense qu’il y a aussi le «mort-kilomètre-temps». C’est triste au début et après, on se lasse. Et c'est aussi le problème quand il y a tellement de trucs qui se passent. Au bout d’un moment, l'inflation, ça devient plus chiant que la guerre en Ukraine.
Tu t’attaques aussi au conflit israélo-palestinien…
Alors, je ne m’y attaque pas, précise-le!
Okay [rires], tu «traites» aussi ce conflit, qui entre dans la catégorie des sujets touchy... Comment est-ce qu’on prépare des vannes là-dessus?
C’est vrai que je suis content d’avoir réussi à en parler. J’osais pas trop… Mais je me suis dit «je parle de moi et de mon rapport à ce qu’il se passe là-bas».
Les bobos prennent cher aussi. T’as pas peur de te faire sermonner de manière bienveillante au milieu d’un marché bio?
Ah, je vais pas dans ces endroits, ça m’angoisse… Mais je ne les attaque pas directement, je me moque de moi surtout. Et ça inclut du monde, parce qu’on n’est pas aussi exceptionnels et uniques que ce qu’on veut bien croire. En travaillant le texte avec Yann Marguet, il me répétait: «On doit sentir que tu t’inclus dans le lot quand tu te moques des gens. Il faut que tu sois très clair dans ton texte et dans ta manière de le dire».
La fin du monde et notre dualité reviennent aussi beaucoup. Toi, entre la peur de la fin du monde et partir en Californie en avion pour les vacances, lequel de ces choix de vie l’emporte?
C'est malheureusement la Californie. Mais parce que c'est insidieux. Si vraiment la peur nous paralysait, on ne ferait plus rien du tout. Peut-être que je vais rajouter ça à un moment dans le spectacle: j'ai appris que le numérique pollue beaucoup plus que l'avion. Et nous, on a aucune honte à se recommander des séries Netflix, par contre, on n'ose plus dire qu’on prend l’avion. Il y a un paradoxe que je trouve super intéressant. C’est triste… Mais venez au spectacle et on en rigolera ensemble!
Les jeunes parents, dont tu ne sembles pas franchement vouloir faire partie, en prennent pour leur grade. C’est une manière de te venger de tes potes?
Haha! Non, non… [Rires] Non, franchement, non. Parce que mes potes savent déjà que je ne suis pas fan d'enfants. En tout cas, il n'y a rien que je dise sur scène que je n’oserais pas dire devant eux. Après peut-être que certains potes se diront «ah. Il pense tout ça de nous…» [rires]. Et en même temps, je grossis le trait. C’est un mélange de plein de situations qui me sont arrivées, mais il n’y a rien de ciblé.
Tu t’en prends à des gens cliché, comme la nana et sa frange trop courte qui bosse dans la culture, le beauf et sa voiture, le mec qui prône l’éducation bienveillante, les jeunes parents qui donnent des prénoms «hyper originaux» à leurs enfants, les gens qui lancent leur podcast… C’est lequel ton préféré?
Je crois que je m'entends bien avec tout le monde et, en même temps, je peux détester tout le monde aussi. Ça dépend des moments.
Et les gens progressistes se rapprochent davantage de mes valeurs, mais sur le fond. Parce que sur la forme, ils me tendent. En vrai, j’ai de la sympathie pour personne et pour tout le monde à la fois. C’est un truc quand on vieillit je crois. Quand on est jeune, on pense qu’il y a «les gentils et les méchants». Et quand tu comprends qu'ils ne sont pas méchants ou gentils, mais qu'ils sont ce qu’ils sont, bah… ça va mieux.
Toi qui vieillis, après les meubles vintage et la vaisselle un peu cher, c’est quoi ton prochain projet de trentenaire sans enfant? Se faire le marathon de New York, par exemple?
Ah, non. Ma distance idéale, c’est 10km. Et même 10km, je ne fais plus trop… J’ai un abonnement chez Let’s Go, mais j’aimerais mieux aller dans un fitness plus chic. Le problème, c’est qu’il est trop loin de chez moi, donc ça ne m'arrange pas. Quelle phrase insupportable [rires]! Voilà, c’est mon projet d’embourgeoisement avorté. Sinon, j’ai plutôt des projets à moyen terme… Genre j’aimerais bien avoir des toilettes japonaises. Voilà, c’est ça mon prochain projet de trentenaire.
Est-ce qu’il y a des blagues que tu adores, mais qui ne passent pas auprès du public? Du genre qui font un bide alors que toi, elles te font mourir de rire?
Alors, elle ne me fait pas hurler de rire, mais j’en ai une que j’aime bien et pour l’instant, je n’ai pas encore trouvé la bonne formulation.
Elles disent: «il faut faire plein d’activités en étant seul. Regardez, là je suis seule et c’est super d’être seule». Alors qu’en voyant ça, moi j’entends «je poste sur Instagram parce que je me sens seule…» Aller mal et faire passer ça pour du développement personnel, ça me fascine.
Il y a un côté local, Lausanne est très présente dans ton spectacle. Est-ce qu’il s’adresse aussi aux gens des zones rurales, comme Cossonay par exemple?
Ah oui et alors à Cossonay en plus, il y a plein de bobos! C’est ça qui est bien avec les bobos lausannois: quand ils en ont marre de Lausanne «parce qu’il y a quand même beaucoup de travaux et de dealers», ils partent. Il y a des endroits, comme Vevey, qui ont récupéré tous les bobos lausannois de plus de 35 ans. Et Cossonay, méfiez-vous: ils arrivent aussi! Notamment tous ceux qui veulent acheter, mais «c’est trop cher à Lausanne». Et j’ai l’impression que le clivage ville-campagne s’effrite avec internet. Et les thèmes abordés sont généraux: tout le monde voit de quoi ça parle et a un avis là-dessus.
Tu aimes jouer avec les paradoxes. C’est lequel, ton préféré?
Je prends ma bagnole pour aller à la ferme acheter des produits locaux. Parce qu’il y a une ferme vers chez moi, elle est trop cool! C’est comme un petit supermarché. Donc, en plus t’as pas besoin de te salir les Stan Smith. Ah tiens encore une phrase insupportable.
Tu dis que tu vas bien, que tu vas chez la psy, que tu bosses sur toi… Mais est-ce qu’il y a quand même des choses qui te mettent dans une colère noire?
Oui, mais c’est sain d’avoir des sujets qui nous mettent en colère. Bon, moi, je gère les choses en faisant des blagues. C’est pas la manière la plus mature de gérer ses émotions, mais, vu mon métier, c’est la plus rentable. Donc les choses qui m’énervent, je vais en rire, m’en moquer, et très vite ça va aller mieux.
Le monde va mal, c’est le titre de ton spectacle, mais pas pour tout non plus… C’est quoi la chose qui te redonne un peu foi en l’humanité, et dans le fait qu’il y a une petite possibilité pour que l’humain n’ait pas disparu d’ici 2050?
On trouvera toujours une manière de repousser l'échéance. C'est ça qui peut me rassurer. Mais en fait, je suis pas sûr que ce serait une mauvaise nouvelle qu'on doive à un moment se réinventer complètement. Parce qu’on est dans un monde qui devient très absurde. Et ce qui est le plus frustrant, c’est la notion de système, où personne n’est responsable. T’as l’impression que tu ne peux rien changer.
Donc il faut changer le système… mais pas trop non plus parce que moi je suis du bon côté du système. Je répète: si le complot mondial nous lit, il faudrait pas tout changer non plus [rires]!
Rappelons-le, c’est ton premier spectacle! C’était comment, cette première?
Bien, je crois. J’étais un peu stressé, mais j’ai fait à peu près illusion. Les gens ont ri et apparemment pris du plaisir. Moi j’en ai pris, pas tout le temps à cause du stress. Mais quand même la majeure partie du temps. Et quand je suis sorti de scène, je me suis dit «ah bah c’est bon: je suis pas mort en fait».
Et c’est mieux quoi alors, de trasher les gens en étant planqué dans un studio de radio, ou de les avoir en face de soi?
C'est un exercice différent. J’ai découvert plein de trucs pénibles, comme la partie où il faut apprendre le texte. Ça, ça ne m’intéresse pas du tout, par exemple. Mais maintenant que je l’ai en tête, il faut que je joue et que je m’amuse avec. Et ça, c’est déjà un processus qui est bien plus intéressant. Aussi, la scène permet d’avoir un retour très direct sur ce qu’on fait, comparé à la radio.
Se rassembler au même endroit pour se sentir plus humains et se marrer. Ah tiens, phrase plus niaise mais tout aussi insupportable. Bref, si je faisais de la politique, je pourrais conclure sur un magnifique «votez pour moi!». Mais là, je vous propose plutôt de venir voir mon spectacle.
Benjamin Décosterd joue son spectacle «Le monde va mal (mais je vais bien)» tous les dimanches à 20 heures au Pavillon Naftule, à Bellerive à Lausanne, jusqu'au 22 décembre. Billetterie ici.