Une chanson, c'est comme un steak. Pour avoir envie d'en bouffer tous les soirs, il faut savoir l'accompagner. L'homme qui compare une portion de purée au refrain du siècle, c'est Pharrell Lanscilo Williams. Pour lui, tout est histoire de composition. Croyons-le sur parole, puisque l'Américain a passé sa vie à composer celle des autres. A 50 ans (ressenti 34), le N.E.R.D le mieux sapé du showbiz n'est pas plus occupé qu'avant. Mais certainement moins que demain.
Mardi soir, à Paris, il s'est offert un Stetson blanc d'oeuf, comme s'il devait chevaucher la Fashion Week avec la fureur de vivre d'un James Dean. L'espace de quelques heures, le Lucky Luke de Louis Vuitton a déménagé la grande maison dans le Grand Ouest. Et personne pour lui infliger le goudron et les plumes.
À la limite du ridicule, à la frontière du génie. Certes, les fringues ne sont pas dingues, mais l'important est (toujours) ailleurs avec le boy de Virginia Beach. Repensez au steak un instant. Cette fournée automne-hiver draine avec elle l'art et l'air, la manière et la matière. Pas le temps de s'ennuyer sur sa gamelle et on en boufferait effectivement tous les soirs. Le décorum est vertigineux, l'ambiance américano-nostalgique. Ça marque et ça marche. Un chic sans chiqué, suffisamment bovin pour faire un tabac à Pampa.
Même quand ça pompe les munitions chez Smith & Wesson, le binôme Williams & Vuitton tire à quatre épingles. Et plus vite que son ombre.
D'autant que l'ombre, ça le connait.
Le Benjamin Button du R&B est un généreux intéressé. Quand il a une idée en tête, autrement dit du soir au matin, il va souvent la déposer dans celle du voisin. Un cuistot à domicile qui a servi I'm a Slave 4 U, sur une ardoise, à une certaine Britney Spears. Nous sommes le 25 septembre 2001 et, vacherie du calendrier, l'innocence de la gamine de l'Amérique tombera quatorze petits jours après les deux tours. Oops.
Les tifs sales et le nombril en cavale, Britney gémit, chuchote, se frotte, sue à grosses gouttes et catapulte, d'un coup de hanches inoubliable, Pharrell Williams (et son duo The Neptunes) au sommet des faiseurs de hits. Si la totalité de l'album sera produite par le futur directeur artistique de Vuitton, c'est d'abord parce que Jay-Z, déjà parrain du hip-hop, le chargera d’améliorer I Just Wanna Love U, une année plus tôt. Coup de projecteur et de bol: le presque mari de Beyoncé traînait à l’époque avec le boyfriend de Britney, Justin Timberlake.
Cette auberge espagnole de la hype taillera définitivement le joyau Pharrell pour la cour des grands, en bourrant son carnet d'adresses au passage. Pour dire, en 2003, il sera (d'une manière ou d'une autre) responsable de 43% des chansons diffusées sur les radios américaines.
Dans le lot, le sulfureux Milkshake de Kelis. Et comme le hurle sur YouTube cet internaute aussi concis qu'inspiré, «putain, c'est vraiment l'une des chansons les plus immédiatement reconnaissables de ces 20 dernières années».
T'inquiète, gars, c'était prémédité.
Car même s'il a la politesse de le réfuter à chaque interview, il existe bel et bien une recette. Archi-reconnaissable. Musicalement, c'est funk, mais débraillé. C'est punk, mais distingué. Fin et féroce. Comme si Pulp Fiction avait été tourné dans le Bronx. Que ce soit chez Rihanna, Rosalia, Shakira ou Madonna, il joue au coach de vie et bonifie tout ce qu'il frôle, en y abandonnant sa signature. Un Zorro de la haute. Un aristocrate qui tague la street d'un gant de velours.
Encore aujourd'hui, tout le monde veut un petit morceau du mâle à tout faire. Et on peut dire ce que l'on veut, ce n’est pas donné à tout le monde d'être désiré en stéréo par Bernard Arnault et Orelsan, dont il a co-produit le dernier album Civilisation.
Alors il trime, le bougre. Telle une épicerie tamoule à Lausanne, Pharrell est ouvert en permanence et possède tout ce dont vous aurez besoin plus tard. Un conseil, un sac Speedy jaune soleil, une nouvelle basket, un disque, une campagne de pub, une chaise Perspective, un apéro en terrasse. Si le prix n'est jamais le même, l'intention ne s'éparpille pas. Ce fils d'une enseignante et d'un manutentionnaire n'est pas musicien, directeur artistique, couturier, producteur, col blanc ou chanteur. Il vidange un trop plein d'inspiration un peu partout et qui, sorry, fait irrémédiablement mouche. Les jaloux diront qu'il se disperse, qu'il bouffe à tous les râteliers.
La vérité, c'est qu'un lunch-bag à 2000 balles pour Vuitton abrite la même énergie de sale gosse qu'un duo avec Daft Punk. N'en déplaise aux grognons, Pharrell est un bûcheur humble et Happy, qui a sans doute un peu peur du vide.
Bon joueur, c'est souvent quand il est tout seul qu'il trébuche. A Montreux, jadis, on lui a reproché un concert en playback un brin rageant. Et puis sa petite voix d'oisillon castré n'a jamais été indispensable à la bonne marche du monde. Ce n'est d'ailleurs pas ce qu'il fabrique que les puissants s'arrachent. C'est lui. Bêtement. Au risque de paraître pompeux, son sentiment sur le monde se négocie à prix d'or. Plus simplement, sa sensibilité et une certaine audace. Si on pouvait glisser des tranches de Pharrell dans un sandwich de station-service, tous les Michelin du monde mettraient la clé sous la porte. On exagère un chouïa, mais vous voyez l'idée.
En fondant sa société I Am Other, en 2012 à New York, il allait enfin trouver l'écrin idéal pour y déverser tout ce qui n'entre pas dans un disque. Du podcast aux films promotionnels, jusqu'à ses marques de fringues Billionaire Boys Club et ICECREAM. Un blase qui va aussi lui permettre de jouer au consultant de luxe pour tout un tas d'entreprises en manque d'inspiration pour remixer leurs produits grisâtres.
Comme le rappelle joliment le New York Times, une petite boîte de Pennsylvanie souhaitait que Pharrell Williams se charge de la promotion de ses housses de bateau. Drôle. Mais symptomatique. La même année, Bloomingdale's présentait sa dernière collection homme baptisée Bee Line. Le directeur de cette très chic chaîne de grands magasins se souviendra encore longtemps du Pharrell disponible et malléable.
Un jour, en plein brainstorming, le créateur hyperactif crachera une question qui va figer la tablée: «Avez-vous une chèvre?» Face à lui, des gars de la marque Timberland, avec qui Pharrell collabore pour une nouvelle ligne de bottes hautes. Notre homme est frustré. Alors qu'il imagine une paire exclusive et VIP en peau d'autruche, on lui rétorque que Timberland est une société soucieuse de l'environnement. Exclus donc qu'un animal exotique intègre l'assortiment. «Eh bien, qu'est-ce que tu as alors, en dehors de la famille des vaches? Vous avez une chèvre à disposition?» Quand Pharrell coupé dans son élan, Pharrell parfois réagir ainsi.
L'avantage, c'est que le type est direct et qu'il bosse en silence. En évitant les grandes et glissantes déclarations dans lesquelles ces confrères se vautrent quotidiennement. Convaincu que personne n'attend son analyse géopolitique du conflit israélo-palestinien, il se contente parfois d'insuffler ce qu'on appelle (à tort) des phrases inspirantes. Tant pis. Croyant, pratiquant et bon vivant, il jure que ses prières du matin sont les plus longues du monde. On lui accorde cette coquetterie, lui qui parvient à faire le juré dans des télé-crochets sans rien perdre en superbe.
Une discrétion qu'il applique avec la même fermeté à sa vie de famille. Sa femme, ses triplés, sa morning routine, son biscuit préféré, on n'en sait pas grand-chose. Helen Lasichanh, sorte de Victoria Beckham sans l'ego mal placé, a, elle aussi, travaillé son mari au corps. Du rappeur à T-shirt informe, elle fera un fringuant garçon qui osera le smoking bermuda aux Oscars. Surnommée «Madame 20 mots» au bar des Fashion Week, elle ne l'ouvre que pour redire ce que l'on sait déjà. Helen et Pharrell sont amoureux, heureux et doucement fusionnels. Et ça fait plus de vingt ans que ça dure. Circulez, il n'y a rien à grignoter.
Alors que le Tout-Paris ne s'est pas toujours pas remis de sa virée au Far West, Pharrell Williams projette peut-être déjà le ravalement de la lune, en collaboration avec Anna Wintour et Elon Musk. En tous les cas, ce mâle aimé des kids et des puissants a été envoyé sur terre pour nous divertir et nous saper. Mais pas le moral.