Présenter Rosalía, c'est s'attaquer à la «plus grande sensation pop espagnole de ce siècle». Excusez du peu. Par où commencer? Le cap de 1 milliard de vues sur YouTube, les 26 millions d'abonnés sur Instagram, les éloges des critiques les plus pointus, la brochette de Grammy Awards qu'elle peut accrocher au-dessus de son lit, ou encore les innombrables titres d'«Artiste de l'année» ou de «Meilleur album»?
Vous avez pigé: la réputation de Rosalía n'est plus à faire. En particulier auprès d'un jeune public biberonné à Insta et TikTok. Il faut dire qu'en plus d'être une auteure-compositrice-interprète accomplie, Rosalía est une meuf de son temps. Se déhancher avec un spitz nain (c'est un chien), un bob vissé sur la tête, une manucure audacieuse, des looks et des clips léchés sur fond de musique entraînante, et le tour est joué. Les réseaux l'adulent, elle le leur rend bien.
C'est vite résumé cette graine de génie née en 1992, qui, à l'âge de 13 ans, se prend de passion pour le flamenco traditionnel et le chanteur sniffeur d'héroïne des années 70 Camarón de la Isla. Des passions peu communes, vous en conviendrez, même pour celle qui se décrit comme «une vieille âme piégée dans un corps jeune». Six ans d'études musicales pointues plus tard, la native de Barcelone cite aussi bien Beyoncé et Kanye West que les peintres Francis Bacon et Velázquez, au long de ses interviews.
Surtout, Rosalía dézingue sans état d'âme et «avec amour» ce qu'on lui a appris à l'école pour mieux le remanier à sa sauce. Son mantra?
La «Rihanna du flamenco» envoie joyeusement valser les codes, polémiques et accusations d'appropriation culturelle pour pondre, coup sur coup, deux albums qui chamboulent la critique et le public. «El Mal Querer» et «Motomami» font d'elle une superstar mondiale.
Tradition, modernité, pop, hip-hop, reggaeton, sample, remix, jazz, ballades, saints, pénitents, scènes de beuverie, camions, taureaux ou encore bijoux clinquants se côtoient joyeusement dans les chansons et la tête bien faite de Rosalía. Sa voix se métamorphose comme celle d'une extraterrestre, les tambours sonnent comme des mitraillettes, les paroles sont tristes, drôles, entraînantes, quand elles ne sont pas «cochonnes à en faire rougir Madonna».
Une semaine avant de débarquer en Romandie, Rosalía le phénomène a déjà fait forte impression à Berne, lors du Gurtenfestival. «Paléo, préparez-vous!» nous promet Frapp avec assurance. Les descriptions émerveillées de ma belle-fille de 13 ans, au lendemain du concert, achèvent de me convaincre. Exit Angèle, présente le même soir, qui n'aura droit de la part de sa jeune fan intransigeante qu'à un vague: «Ouais ouais, c'était bien aussi».
Finalement, en nous pointant mercredi soir à Paléo, je n'ai pas tant la trouille d'être déçue par la performance artistique de la nouvelle idole de Billboard et du New York Times que de finir les tympans explosés et les tripes arrachées par deux pré-ados en rogne, prêtes à tout pour apercevoir la scène et leur idole de plus près.
A 23h30, nous sommes en position. L'émotion aussi dense que la foule déjà amassée sur la plaine. Pas tant d'enfants de 11 ans en larmes que de jeunes adultes frémissant d'excitation. A ma droite, une bande de potes masculins, la trentaine bien passée, sautillent comme des puces.
Rosalía, à les croire, c'est pas un «truc de minettes».
00h04, la voilà enfin. Sous les hurlements et les jeux de lumière, sublimée par un bataillon de danseurs masculins dont les torses musclés ondulent comme des vagues. Belle entrée en matière. Dès les premières secondes, le show est rodé, calibré, précis, millimétré. Brûlant et parfait.
Etonnamment sobre dans sa combinaison noire et mini-jupe de cuir, sauvage et totalement démaquillée dès la troisième chanson, dépourvue de manucure élaborée (!), Rosalía irradie. Puissante, féroce, sexy, implacable. Son corps se meut avec l'aisance des Latinas. Sa voix d'alien transperce les cerveaux.
Bref, ça chie. C'est une tuerie. Chaque chanson est un show à part entière. Pas besoin d’un changement de costume ou de feux d’artifice. Tout juste Rosalía joue-t-elle avec son caméraman et quelques effets TikTok projetés en direct sur les écrans géants. «Un peu trop?» se demande la bande de Kevin, alors totalement happée par le spectacle.
Nous sommes hypnotisés. La promesse est respectée. Entre deux pas de flamenco, Rosalía la doudou-tueuse twerke avec malice, avant d’entamer une ballade au piano qui nous fait monter les larmes aux yeux, puis une interprétation de The Weeknd qui n'a rien à envier à l'originale.
On repart de là plus siphonné qu'un t-shirt informe dans la machine à laver, cycle 90 degrés. L'avant-dernier concert de la tournée Motomami Tour n'a en rien la saveur d'un final. Tout au plus d'un avant-goût. Le bijou de la pop espagnole s'apprête à retourner en studio pour nous concocter la suite... Et on trépigne autant que Kevin.