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Interview

Pourquoi il y a eu «une rupture» dans l'économie mondiale

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Pourquoi il y a eu «une rupture» dans l'économie mondiale

En Europe et aux Etats-Unis, les banques centrales luttent contre une inflation persistante. Dans l'économie, l'accent est davantage mis sur la résilience que sur l'efficacité. Ann-Katrin Petersen, Senior Investment Strategist chez Blackrock, le plus grand gestionnaire d'actifs au monde, explique pourquoi le changement d'époque est plus qu'un slogan et ce que cela signifie pour les investisseurs.
15.07.2023, 16:1615.07.2023, 17:15
Philipp Löpfe
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L'économie mondiale n'est actuellement pas à l'équilibre. L'Europe est déjà techniquement en récession. La Chine s'est remise tant bien que mal du confinement, tandis que l'économie américaine résiste étonnamment bien. Est-ce que cette analyse est bonne?
Ann-Katrin Petersen: Nous observons une conjoncture mondiale divisée en deux. D'une part, nous nous attendons à un nouveau ralentissement en Europe, mais aussi aux Etats-Unis. D'autre part, la reprise chinoise, d'abord vigoureuse, a perdu de son élan après le confinement. Nous nous attendons néanmoins à ce que l'économie chinoise croisse cette année environ deux fois plus vite que l'année dernière, soit environ 6% du produit intérieur brut (PIB).

L'Asie devient ainsi le moteur de l'économie mondiale?
Oui. Environ deux tiers de la croissance de l'économie mondiale devraient provenir d'Asie cette année.

Ann-Katrin Peterson, BlackRock
Ann-Katrin Petersen, économiste chez Blackrock.Image: pd

Pourquoi les perspectives pour l'Europe et les Etats-Unis sont-elles moins optimistes?
Parce qu'ils continuent de souffrir d'une inflation nettement supérieure à l'objectif souhaité par les banques centrales. Certes, les taux d'inflation ont dépassé leur sommet ou sont en baisse, notamment pour l'énergie, mais ils devraient se stabiliser à un socle plus élevé qu'avant le début de la pandémie. Cela s'explique notamment par la pénurie de main-d'œuvre et la hausse des salaires.

«C'est pourquoi les banques centrales maintiendront plus longtemps que prévu leur politique monétaire restrictive»

Cela signifie-t-il que les taux directeurs vont encore augmenter?
Nous nous dirigeons vers le sommet des taux d'intérêt. Dans cette phase de resserrement de la politique monétaire, il est moins important de savoir si la Fed ou la Banque centrale européenne (BCE) augmentent ou non encore une fois leur taux directeur de 0,25 point de pourcentage et à quelle fréquence. Ce qui sera plus décisif pour les investisseurs, c'est de savoir combien de temps ils tiendront.

Qu'en pensez-vous?
Nous pensons que les taux directeurs resteront élevés pendant un certain temps.

Les banques centrales ont pour objectif de ramener l'inflation à deux pour cent. Cet objectif n'est-il pas trop ambitieux? Ne risque-t-il pas d'étouffer l'économie?
Les banques centrales sont effectivement confrontées à ce dilemme. Pour maîtriser l'inflation, la Fed et la BCE sont contraintes de ramener la demande économique au niveau de l'offre, plus faible depuis le début de la pandémie. Nous pensons, toutefois, que les banques centrales feront un pas en arrière lorsque ces dommages économiques se manifesteront. C'est pourquoi nous pensons que le sommet des taux d'intérêt est proche, comme nous l'avons dit. Actuellement, les banques centrales surveillent de très près l'impact des hausses de taux déjà effectuées sur l'économie.

«N'oublions pas qu'il faut traditionnellement un an, voire plus, pour que l'économie réagisse à la politique monétaire»

Est-il probable que les banques centrales acceptent une inflation légèrement plus élevée?
Pour atteindre rapidement la barre des 2%, ils devraient faire davantage, car l'inflation n'est plus uniquement due aux prix de l'énergie. Les pressions économiques internes proviennent notamment des effets dits de second tour; par exemple, la pénurie d'ouvriers qualifiés impose des salaires plus élevés.

On parle depuis longtemps d'une récession. Mais étonnamment, le premier semestre a été très positif sur les marchés boursiers.
Il y a plusieurs raisons à cela. D'une part, la récession n'a pas été aussi précoce qu'on le craignait. Le redémarrage de la Chine a également suscité de l'espoir, et en Europe, la crise énergétique du semestre d'hiver a été moins grave que prévu. Enfin, certains investisseurs pessimistes ont été pris à contre-pied et ont acheté des titres, craignant de passer à côté de nouvelles plus-values, selon le principe «Fear of missing out».

L'ambiance va-t-elle perdurer?
L'air pourrait se raréfier au second semestre. L'économie mondiale est en pleine mutation. Avant la pandémie, on parlait d'un «everything bull market», c'est-à-dire que grâce à l'argent bon marché, les obligations et les actions ont profité simultanément. Dans un contexte de taux d'intérêt plus élevés, les obligations ont gagné en attractivité. En ce qui concerne les actions, il convient toutefois d'y regarder de plus près afin de saisir les opportunités.

Actuellement, tout tourne autour de l'intelligence artificielle (IA). Comment l'évaluer?
L'essor des bourses américaines est effectivement dû à quelques titres tech, il manque donc d'ampleur, et l'IA y joue un rôle décisif en termes de croissance. Il ne faut toutefois pas se limiter à quelques entreprises. La dispersion est bien plus grande. Il vaut donc la peine de rechercher des titres de manière sélective.

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Le dernier cri boursier: l'entreprise de logiciels Nvidia.Image: keystone

Une entreprise comme Nvidia, que seuls les initiés connaissaient jusqu'à récemment et qui n'est toujours pas une marque connue aujourd'hui, est devenue quasiment du jour au lendemain une entreprise de plusieurs milliards de dollars comme Apple et Microsoft. N'y a-t-il pas là aussi beaucoup de battage médiatique?
L'IA aura indéniablement un impact important sur la société et l'économie. Nous devons toutefois faire la distinction entre les développements tangibles qui ont déjà lieu – la forte demande de semi-conducteurs par exemple – et les espoirs d'une augmentation sensible de la productivité dans l'ensemble de l'économie. Il y a encore beaucoup d'incertitudes à ce sujet. Du point de vue des investisseurs, la question n'est donc pas seulement de savoir si, mais aussi quand.

L'action Tesla a parfois chuté jusqu'à 60 pour cent. Est-ce que cela risque d'être le cas pour les valeurs montantes actuelles de l'IA comme Nvidia?
Je ne peux pas prendre position sur des titres individuels. Mais fondamentalement, la volatilité est un phénomène qui nous accompagnera, et pas seulement sur les marchés financiers.

Vous savez que l'économie est fortement liée à la géopolitique. Comment jugez-vous les timides démarches de rapprochement entre les Etats-Unis et la Chine?
La concurrence entre les deux superpuissances a une influence sur les conditions macroéconomiques des marchés, cela ne fait aucun doute. C'est pourquoi il faut saluer le dialogue. Néanmoins, la concurrence devrait se poursuivre, et avec elle, une possible fragmentation géopolitique.

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Le premier ministre indien Narendra Modi, reçu avec tambours et trompettes à la Maison-Blanche.Image: keystone

Parallèlement, Narendra Modi, le premier ministre indien, s'est rendu aux Etats-Unis. Cela va-t-il encore alimenter la concurrence entre les superpuissances?
D'un point de vue géopolitique, plusieurs blocs semblent émerger, avec des alliances défensives et économiques concurrentes. Plus les blocs concurrents se consolident dans cette économie mondiale recâblée, plus des pays «non alignés» comme l'Inde, le Brésil, le Mexique, le Vietnam, etc., qui ne se rangent ni du côté des Etats-Unis ni du côté de la Chine et qui disposent en même temps de ressources précieuses, pourraient gagner en influence.

Quelles en seront les conséquences?
L'Inde et d'autres pays émergents devraient gagner en influence. La politique industrielle et le protectionnisme pourraient stimuler les investissements dans les infrastructures, la technologie et les énergies propres.

La Banque mondiale a récemment déclaré que les forces qui ont alimenté le progrès et la prospérité au cours des dernières décennies étaient en train de s'affaiblir. L'ère de la mondialisation, du libre-échange et des droits de douane peu élevée est-elle révolue?
La thèse de la démondialisation n'est plus de première fraîcheur. Nous nous dirigeons vers une économie mondiale recâblée. Depuis la crise financière de 2008/2009 déjà, les accords commerciaux bilatéraux, voire régionaux, se multiplient.

Qu'est-ce que cela signifie?
On ne se contente plus d'une simple efficacité, d'une production en flux tendu. La sécurité nationale et l'indépendance sont davantage valorisées. Les budgets de défense sont augmentés. En d'autres termes, cela coûte plus cher.

La résilience doit remplacer l'efficacité, tel est le nouveau leitmotiv.
C'est vrai, mais cela signifie aussi que les coûts de production vont augmenter.

Et que la prospérité va diminuer?
Le potentiel de croissance est atténué. En même temps, cela augmente aussi la pression de l'innovation entraînant l’apparition de nouvelles opportunités. Afin de rendre les chaînes d'approvisionnement plus résistantes, les entreprises de sous-traitance en Europe sont par exemple renforcées.

Mais cela signifie aussi plus de protectionnisme. C'est justement dans la lutte contre le réchauffement climatique que les Américains subventionnent leurs propres entreprises à grande échelle.
Ce n'est pas non plus une nouveauté. Les obstacles non tarifaires au commerce ont également été augmentés après la crise financière. La concurrence pour les technologies vertes est en principe à saluer, car elle garantit que la transformation verte de l'économie et de la société puisse finalement réussir. Mais oui, en tant qu'économiste, je sais aussi que cette nouvelle politique industrielle peut aussi conduire à des dérives inefficaces.

La pandémie et la crise énergétique ont été étonnamment bien gérées grâce à l'argent bon marché des banques centrales et au soutien généreux de l'Etat. Etait-ce une politique intelligente - ou allons-nous maintenant payer l'addition sous la forme d'une inflation persistante, d'une hausse de la dette publique et d'une récession?
Tout d'abord, il convient de noter que nous avons assisté à une forte chute de l'économie mondiale en 2020. En ce qui concerne l'avenir, il ne faut pas négliger le fait qu'une rupture structurelle a eu lieu. Le «changement d'époque» est plus qu'un slogan. Jusqu'à présent, la politique économique et surtout les banques centrales ont été confrontées en premier lieu à des chocs de la demande. Mais il s'agit désormais de réorienter l'offre. La pénurie de main-d'œuvre qualifiée, la sécurité de la chaîne d'approvisionnement et d'autres thèmes similaires joueront un rôle important à l'avenir. Cela pose de nouveaux défis aux banques centrales et à la politique économique.

Question stupide: cette rupture structurelle conduit-elle à un monde meilleur ou pire?
Vers un autre monde.

(Traduit et adapté par Chiara Lecca)

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