Un tabou a sauté. L’envoi de troupes occidentales en Ukraine pour épauler Kiev dans sa guerre contre la Russie est à présent une hypothèse ouvertement émise. Lundi soir, à Paris, répondant à une question d’un journaliste à l'issue d'une conférence internationale de soutien à l'Ukraine, Emmanuel Macron s’est rapproché du Rubicon qui le sépare d’une implication directe dans le conflit russo-ukrainien.
Ses propos choc:
Cette déclaration a fait l’effet d’un glaçon dans le dos. Visiblement, personne ne s’attendait à cela. Ni en France ni à l’étranger. En Allemagne, le chancelier Olaf Scholz, dont l’entente avec Emmanuel Macron n’est pas des meilleures, a affirmé, mardi, qu'«aucun soldat» ne serait envoyé en Ukraine par des pays d'Europe ou de l'Otan. Le dirigeant social-démocrate a jugé lors d'une conférence de presse que «ce qui a été décidé entre nous dès le début continue à être valide pour l'avenir». «Nous»? Les partenaires occidentaux, dont la France, par parenthèse.
Les premiers ministres polonais Donald Tusk et tchèque Petr Fiala, tout en appelant les pays européens à soutenir «au maximum» Kiev dans son effort de guerre, ont eux aussi déclaré que l’envoi de soldats en Ukraine ne faisait pas partie de leurs plans.
En France, l’ensemble des partis, à l’exception de la formation présidentielle Renaissance, a réagi avec stupéfaction aux propos d’Emmanuel Macron. A gauche, Jean-Luc Mélenchon pour La France insoumise a parlé de «folie», le dirigeant communiste Fabien Roussel a dit redouter une «escalade guerrière terriblement dangereuse», le socialiste Olivier Faure a dénoncé une «inquiétante légèreté présidentielle». A droite, le président des Républicains, Eric Ciotti, a évoqué une «déclaration lourde de terribles conséquences», quand Jordan Bardella du Rassemblement national a estimé que le locataire de l’Elysée est en train de «perdre son sang-froid». N’en jetez plus…
🔴 Russie-Ukraine : le député LFI Bastien Lachaud dézingue l'escalade guerrière d'Emmanuel Macron
— L'insoumission (@L_insoumission) February 27, 2024
« Avez-vous conscience que vous risquez d’entraîner la France, l’Europe et le monde dans une guerre nucléaire ? » pic.twitter.com/Vk3CCO1ctU
Quelle mouche a piqué Emmanuel Macron? A-t-il voulu effacer la traumatisante séquence agricole en agitant la cause la plus existentielle qui soit, la guerre? Ses mots ont-ils dépassé sa pensée? Selon Le Figaro, «certains officiers ont découvert les annonces du président en même temps que le public» réuni en clôture de la conférence internationale de soutien à l'Ukraine.
Le quotidien français, qui a décrypté le discours du chef de l’Etat, rappelle les propos qu’il avait tenus lorsqu’il avait reçu son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky le 16 février à Paris: «Il y a besoin d’un sursaut», avait-il dit. Il avait évoqué une «nouvelle phase de réflexion stratégique et opérationnelle». C’était quelques jours avant la prise d’Avdiivka par les Russes. Mais il était déjà entendu que la contre-offensive ukrainienne lancée en juin dernier était un échec.
Envoyer des troupes occidentales en Ukraine? Cette éventualité peut participer d'une logique de dissuasion vis-à-vis de la Russie. En effet, Moscou ne cesse de brandir la menace de l’arme nucléaire. Mais on ignore à partir de quel seuil son emploi serait activé. Dès lors que des soldats envoyés par des pays du bloc occidental se mêleraient aux combats sur sol ukrainien? A compter du moment où des armées occidentales seraient directement impliquées dans des attaques menées contre le territoire russe?
En formulant la première hypothèse, celle des troupes occidentales déployées en Ukraine, sans agression de leur part du territoire russe, Emmanuel Macron entend peut-être montrer à la Russie jusqu'où, selon lui, l'Occident est prêt à aller pour aider Kiev. «Rien ne doit être exclu pour poursuivre l'objectif qui est le nôtre: la Russie ne peut ni ne doit gagner cette guerre», a-t-il déclaré en assumant une «ambiguïté stratégique». Cette ambiguïté est censée décourager Vladimir Poutine, note Le Figaro.
Suite aux réactions négatives provoquées par les déclarations du président français, le ministre des Affaires étrangères, Stéphane Séjourné, a apporté des précisions: il ne s'agirait pas de troupes combattantes, mais d'hommes engagés dans des opérations telles que le déminage, le cyber ou «la production d’armes (…) sur le territoire ukrainien». Cette présence ne ferait pas franchir «le seuil de belligérance», a indiqué le ministre, cette notion de seuil étant au cœur du rapport de force entre les Occidentaux et la Russie.
Ce qu’on comprend aux déclarations d’Emmanuel Macron, c’est que l’Europe doit faire plus pour l’Ukraine, a fortiori si les Etats-Unis, la force structurante de l'Otan, devaient réduire leur soutien militaire à la défense du continent européen, comme menace de le faire Donald Trump s'il est élu. Faire plus? En livraison d’armes et de munitions, en assistance technique – des «forces non militaires» pourraient être déployées à la frontière avec la Biélorussie, des experts américains seront probablement nécessaires à la maintenance des avions F-16 lorsque ceux-ci seront opérationnels.
Le discours musclé d’Emmanuel Macron est dans la tonalité des voix qui demandent que la France entre dans une «économie de guerre» pour aider militairement l’Ukraine. C’est le vœu du député européen Raphaël Glucksmann, tête de liste des socialistes aux élections européennes de juin.
Ne pas passer la vitesse supérieure serait donner la victoire à Vladimir Poutine, entend-on chez ces partisans de dépenses militaires accrues au profit de l'effort de guerre ukrainien. De son côté, Jean-Luc Mélenchon, dont on connaît les penchants pro-Poutine, à l’inverse anti-américains et anti-Otan exprimés jusqu’à la veille de l’invasion russe de l’Ukraine il y a deux ans, demande une négociation de paix avec la Russie. Marine Le Pen, dont le parti avait contracté un emprunt auprès d'une banque russe en 2014, est grosso modo sur la même ligne que le leader de la gauche radicale.
Pour Glucksmann et consorts, dans les circonstances actuelles, négocier la paix serait capituler. L’Europe ne doit pas revivre un «moment Munich», allusion aux accords du même nom signés en 1938 avec les nazis par les chefs des gouvernements français et allemand. Accords qui permettaient à Hitler d’annexer une partie de la Tchécoslovaquie, en échange, espérait-on, de la paix en Europe. Ce qui veut dire aujourd'hui: ne pas répéter la même erreur avec Poutine en lui abandonnant une partie du territoire ukrainien, contre la promesse qu’il en reste là.
«A l’époque, les opinions publiques françaises et anglaises, marquées par la boucherie qu’avait été la guerre de 14-18, avaient applaudi aux accords de Munich», rappelle l’historien suisse Olivier Meuwly. «Le Français Daladier, président du Conseil, aurait dit, à son retour de Munich, en voyant ceux qui l’acclamaient et pensaient avoir sauvé la paix: "Ah, les cons ! S'ils savaient..."» Aujourd’hui, les opinions occidentales ne semblent pas prêtes à une paix à n’importe quel prix.
Des troupes occidentales sur le sol ukrainien? A l’«ambiguïté stratégique» d’Emmanuel Macron, Moscou a répondu par une autre «ambiguïté stratégique». Le porte-parole du Kremlin a prévenu qu'envoyer des troupes en Ukraine ne serait «pas dans l'intérêt» des Occidentaux et conduirait à un conflit «inéluctable». Dmitri Peskov juge que le simple fait d'évoquer cette possibilité constitue «un nouvel élément très important» dans la guerre.