L'Elysée craint «l'émergence d'un phénomène à la Coluche». Nous sommes en février 2020. Un proche d'Emmanuel Macron lâche une bombinette dans les couloirs présidentiels et dans les oreilles indiscrètes de la rédaction de BFMTV. Pour qu'un coup à la Coluche fonctionne, cet anonyme bien renseigné précise «qu'il faut une communauté, des gens qui vous suivent, Cyril Hanouna est l'un des rares qui parle à la diversité dans ce pays…».
Un peu de contexte. En février 2020, Donald Trump est en pleine campagne en vue de sa réélection aux Etats-Unis. L'humoriste Zelensky est au pouvoir depuis un an en Ukraine. L'entertainment et les figures médiatiques ne sont plus des «phénomènes» au sommet du monde.
Moins de deux ans plus tard, celui qui n'était encore que le polémiste star du Figaro et de CNews avouait ses ambitions suprêmes. Eric Zemmour fantasmait-il d'installer sa Reconquête à l'Elysée depuis longtemps? Reste que, depuis, il s'est mangé une méchante claque et l'attention s'est radicalement déportée de droite à gauche pour (tenter de) suivre les intarissables agitations de la Nupes, d’ailleurs pas en reste sur les sujets populistes.
«Zemmour est un intellectuel. Et un intellectuel n'a pas sa place en politique», argumentait Michel Taube, fondateur d'Opinion Internationale. Quelque part, Cyril Hanouna, qui ne s’est jamais embarrassé de muscler son intellect, est l’antithèse d’un Zemmour. Suffisant pour projeter le trublion au sommet du pays?
Le 24 octobre dernier, une réminiscence d'un «coup à la Coluche» s'est matérialisé sur nos télévisions. Cyril Hanouna l'amuseur, Baba le cool et fils spirituel de Vincent Bolloré, s'est coiffé de la couronne de despote, en direct et en face caméra, dans son émission «Touche pas à mon poste».
#TPMP wessssh Hanouna on dirait une allocution du président à 20h 🤣
— Abdel Bens (@A__Bens) October 24, 2022
Objectif officiel? Faire entendre la France scandalisée qui pleure Lola, cette fille de 12 ans assassinée sauvagement à Paris. Une France orpheline, selon lui, d'une justice efficace. Dix minutes de discours martial, sans demi-mesure ni blague potache, durant lesquelles Hanouna dévoile un populisme archi-connu, mais d'une intensité rare. Surtout, on (re)découvre l'étendue de son pouvoir.
En décembre dernier, dans le cadre de la campagne présidentielle, celui qui était un temps pressenti pour arbitrer le débat de l'entre-deux-tours, dégoupille finalement «Face à Baba». Une émission dans laquelle il cuisine tous les candidats (à l'exception de Macron) en mode interrogatoires pluriels. Premier invité? Eric Zemmour. Le médiateur politique se met officiellement en branle. C'est en tout cas le costume dans lequel il aime se glisser sporadiquement depuis 2018, une ambition confirmée par la publication de son bouquin «Ce que m'ont dit les Français», en octobre 2021.
Cyril Valéry Isaac Hanouna, parisien d'origine tunisienne et quinquagénaire dans deux ans, se rêve définitivement en passe-plat universel. En ascenseur émotionnel qui manquerait entre les élites supposément déconnectées et le peuple qu'on n'entend plus gémir. En ciment indispensable d'une République fissurée. «Les Français en ont raz-le-bol», n'est pas encore un slogan de campagne, mais son puissant pied-de-biche.
Celui qui rêvait de faire médecine (comme son père) s'est consolé en déposant son stéthoscope sur tous les maux des citoyens. Loin d'être un homme de dossiers, il a le mérite d'avouer très tôt sa passion pour la chose publique. «C'est normal. C'est quelqu'un qui lit tout, qui regarde tout, qui écoute tout et tout le monde», dira de lui Redwane Telha, ancien collaborateur d'Hanouna et actuel rédacteur en chef de «l'Instant M» sur France Inter.
Si Jean-Luc Mélenchon est le premier élu de premier plan à fouler le décor de son émission, en 2013, les gilets jaunes seront le plus retentissant exemple de cette arène politique qu'il s'est lentement attelé à construire. Et un immense déclic. Baba a grandement participé à faire bouillir le mouvement, fondé en octobre 2018, dans la grande marmite populaire. Une agora télégénique qu'il transforme en foire à coups de gueule surexposés.
«Je vous laisse la parole. Si vous voulez venir demain, vous venez», avait répondu dans la foulée celui qui tutoie le président et l'appelle parfois au bout du fil, en direct sur le plateau de «Touche pas à mon poste». Le rendez-vous sera honoré et l'émission fera plus de bruit qu'un pavé dans une vitrine.
Non, @Cyrilhanouna n'est pas le "porte-parole des #GiletsJaunes" #TPMP pic.twitter.com/vLyh0lnjV8
— TPMP (@TPMP) November 22, 2018
Problème: le rôle de médiateur, d'ordinaire objectif et discret, se dissout mal dans la nouba égocentrique de l'infotainment. Les pistes se brouillent, Baba peine à lâcher la lumière et à ravaler ses opinions. Le voilà qui glisse de passe-plat à porte-parole et les dents grincent. «Cela veut dire qu’on peut aller aujourd’hui avec un gilet jaune et raconter n’importe quoi sur toutes les antennes et ça, c’est inacceptable», hurlera l'ancien secrétaire d'Etat au Numérique, Mounir Mahjoubi, dans un micro d'une matinale, le lendemain des Gilets jaunes, en prime-time.
Deux mois plus tard, Marlène Schiappa, secrétaire d'Etat à l'Egalité entre les femmes et les hommes, proposera un «débat citoyen» à Cyril Hanouna. Un succès. Et un énième déclic. Pour le monde politique et les grands rêves de Baba.
Se crée alors un étrange ballet d'attraction-répulsion entre les élus français et le roi de la gaudriole. Hanouna le dangereux populiste, mais Hanouna le grand frère d'une France peu politisée et de plus en plus sourde aux discours officiels. Au point qu'il parait, aujourd'hui, difficile de faire couler un message ailleurs que dans le plus large robinet à audience du pays. Au risque de nourrir la bête populiste.
Novembre : «Faut parler à tout le monde, le gouvernement vit trop dans sa bulle et méprise les gens»
— 🇫🇷 MarleneSchiappa (@MarleneSchiappa) January 21, 2019
Décembre: «Votre grand débat national ça va être de l’entre soi»
Janvier: «Quoi, Schiappa va faire un atelier du grand débat avec les gens qui regardent Hanouna ? Scandale !»
Du côté de ceux qui ont cédé aux sirènes de TPMP, citons par exemple Gabriel Attal, porte-parole du gouvernement ou Elisabeth Borne, alors ministre du Travail, en mai 2021. Beaucoup de ténors se pincent encore officiellement le nez. Emmanuel Macron n'a toujours pas accepté d'invitation (le plus grand rêve de Baba) et Bruno Le Maire, à l'époque, semblait catégorique: «Je ne crois pas que l'on puisse y exposer sereinement ses positions. Je pense aussi que ce n'est pas la place d'un ministre de l'Economie et des Finances».
Concernant ses propres velléités présidentielles, Hanouna s'est, en revanche, toujours montré (verbalement) catégorique: c'est niet. Même au moment de se payer la marque «Hanouna2022» en 2021, créant tout un tas de rumeurs sur son envie de se jeter dans le grand bain politique. «On avait effectivement imaginé un tour de France des marchés et des maires pour obtenir les 500 signatures. On a vraiment failli le faire. Mais le temps qu’on dévoile la supercherie, on en aurait pris plein la gueule. Je me suis dit: "Les mecs vont me taper dessus".»
RN et NUPES. pic.twitter.com/2Yk56w7zF6
— Bruno Le Maire (@BrunoLeMaire) October 25, 2022
Cyril Hanouna incarne peut-être aujourd'hui ce néo-populisme qui effraie moins qu'il rassemble. En hissant tous les soirs les (supposées) préoccupations des Français au sommet de l'audience télévisuelle, il passe pour le bon type parti de rien, au service du peuple et suffisamment puissant pour renforcer la sécurité des citoyens et recoudre durablement leur porte-monnaie. Malin, Hanouna inspire une confiance que Zemmour et consorts ont toujours rêvé de dégager. Quand Hanouna piétine dangereusement l'Etat de droit en exigeant une justice expéditive dans l'affaire Lola, sa cour pense applaudir un fringuant Robin des Bois gominé.
D'un autre côté, laisser éternellement planer la possibilité (ou la menace) d'une éventuelle course à la fonction suprême, permet aussi à Cyril Hanouna de maintenir son autorité là où il est le plus influent: devant les caméras... mais aussi derrière les grandes décisions médiatiques.
C'est Laurent Ruquier qui lui a lancé la formule, sur un plateau un jour. «Pas de France Télévisions, mais d'un groupe média, oui, ça m'intéresserait», avait répondu celui qui souhaite d'ailleurs un tout autre «coup à la Coluche» pour la France: Patrick Sébastien.
Chuchoter à l'oreille du président, des people et des grands patrons semble rassasier le clown le plus redouté de France. Mais ses dernières démonstrations de force populiste, notamment dans l'affaire Lola, prouvent que les spaghetti dans le slibard ne sont aujourd'hui qu'un prétexte pour faire passer, chaque soir, de la nourriture politique dans le gosier de cette «France en colère».
Et si, pour l'heure, les couloirs de l'Elysée étaient beaucoup trop exigus pour y accueillir toutes les ambitions de Cyril Hanouna?
On va bien rigoler quand il sera président #hanouna https://t.co/GCXAo76LSp
— François (@ward_littell) October 25, 2022