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Intelligence artificielle: Duolingo révolte les utilisateurs

KI-generiertes Bild zum Duolingo-Maskottchen
Une image générée par l'IA pour illustrer un article sur l'IA: une ironie tout à fait assumée.Image: ChatGPT

Duolingo est tombé dans le piège de l’intelligence artificielle

Les boss de la plus célèbre des applications de langues étrangères veulent eux aussi profiter de l'IA. Ils ont élaboré une nouvelle stratégie commerciale - qui ne prend pas en compte les utilisateurs.
13.07.2025, 18:5113.07.2025, 18:51
Daniel Schurter
Daniel Schurter
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A observer l’évolution de Duolingo, l’intérêt économique lié au développement de l’intelligence artificielle générative apparaît clairement. Le professeur d’informatique américano-guatémaltèque Luis von Ahn (46 ans) et son associé suisse Severin Hacker (40 ans), diplômé de l’EPFZ, misent sur cette technologie pour faire croître leur entreprise.

Dans la Silicon Valley, le mot-clé du moment est «scaling»: une stratégie axée sur l’expansion rapide, souvent priorisée au détriment de la qualité. Les deux pères de l’application d’apprentissage la plus utilisée au monde défendent l’idée que la génération automatique de contenu pédagogique profite à l’ensemble des utilisateurs, en permettant une multiplication des supports et une réduction des coûts.

Cependant, cet argument ne fait pas l’unanimité parmi les utilisateurs. La stratégie «AI First», lancée avec ambition, suscite déjà des doutes quant à sa viabilité.

Chronique d'une débâcle

Plus de 130 millions de personnes ont installé Duolingo sur leur téléphone. Et grâce à l'IA générative, ce chiffre devrait encore grimper.

«Ce qui ne change pas, c'est que nous resterons une entreprise qui se soucie beaucoup de ses employés»
Promesse des dirigeants

Mais c'est là que le piège se referme.

Duolingo-Geschäftsführer Louis von Ahn an einem TED-Talk.
Le directeur de Duolingo, Luis von Ahn, lors d'un TED-Talk dans lequel il explique comment son application résiste aux plateformes de médias sociaux addictives.Screenshot: YouTube

En avril, Luis von Ahn, directeur général de Duolingo, annonce que sa société va progressivement cesser d'employer des personnes pour des tâches que «l'IA peut aussi effectuer». Il publie une lettre à ses équipes sur LinkedIn, dans laquelle la direction définit la nouvelle stratégie: «AI First» («l'IA d'abord», en français).

Von Ahn souligne l'urgence de la démarche:

Duolingo-Geschäftsführer Louis von Ahn an einem TED-Talk, 2024.
Luis von AhnScreenshot: YouTube
«Nous ne pouvons pas attendre que la technologie soit parfaite à 100%. Nous préférons aller vite et accepter de petites concessions sur la qualité de temps en temps, plutôt que d'aller lentement et de rater le train.»

Le CEO de l'entreprise américaine cotée en bourse annonce donc que les utilisateurs devront s'accommoder de pertes de qualité dans leur apprentissage d'une langue. Et ce, parce que Duolingo carburera désormais massivement à l'IA.

Les utilisateurs se révoltent

Il faut savoir que Duolingo ne connaît pas vraiment la crise. La compagnie a bouclé 2024 sur un chiffre d'affaires de 748 millions de dollars, soit une hausse de 41% en un an. En mars de cette année, on compte plus de 116 millions d'utilisateurs actifs par mois, dont 9,5 millions d'abonnés payants.

Mais voilà que l'effet inverse commence à se produire.

On assiste alors à une violente pluie de critiques. Les aficionados se déchaînent sur les réseaux, menaçant tous de supprimer Duolingo. Sur les Appstores, les commentaires négatifs s'accumulent.

«Duolingo remplace ses collaborateurs par des IAs, ils n'en ont que pour l'argent et cela se voit. L'app est pleine de bugs qui ne seront jamais corrigés (...)»
Evaluation d'un apprenant déçu

Signalons que Duolingo s'était fait remarquer dans le passé par sa communication pleine de fraîcheur et impertinente auprès de TikTok et compagnie. L'équipe de marketing avait su mettre l'ambiance grâce à des campagnes originales.

Mais aujourd'hui, l'insatisfaction des utilisateurs prend manifestement tellement de place que les créateurs de l'application, habitués au succès, doivent réagir.

Première décision: supprimer toutes les contributions sur TikTok et Instagram, où la communauté autour de l'app représente pourtant des millions d'abonnés. Puis la marque à la chouette a eu une idée bizarre. Dans une vidéo à la mise en scène élaborée, le directeur de Duolingo se confronte à un employé masqué, dont la voix est artificiellement déformée.

Duolingo tente ainsi de désamorcer les craintes des utilisateurs. Mais les réactions s'avèrent peu enthousiastes, voire ouvertement hostiles.

Un revirement qui n'en est pas un

Ce qui étonne les observateurs, c'est que la direction de Duolingo semble complètement prise de court par ce sentiment anti-IA. Von Ahn a concédé, en interview, ne pas avoir imaginé un tel vent contraire. Dans le même temps, la critique lui semble franchement exagérée. Un moyen de ne pas évoquer l'échec en détournant l'attention.

Comme cela ne fonctionne visiblement pas très bien, le patron tente de limiter la casse dans une autre interview. L'intelligence artificielle générative ne remplace pas le travail des collaborateurs, souligne-t-il. Et il revient également sur son annonce concernant le remplacement de partenaires contractuels par une IA.

Il affirme en parallèle considérer l'IA comme un outil «pour accélérer le travail, tout en maintenant ou en améliorant la qualité».

Autre promesse à destination du personnel:

«Personne ne doit gérer ce changement seul. Nous développons des ateliers et des comités consultatifs et nous octroyons du temps pour l'expérimentation, afin que toutes nos équipes puissent apprendre et s'adapter.»

Le magazine économique américain Fortune a tenté de résumer le dilemme de la direction de Duolingo: cette impopularité soudaine prouve que le concept d'«AI First» plaît nettement plus aux investisseurs et aux managers qu'aux consommateurs lambda.

Et ce, pour de bonnes raisons:

«Souvent, on entraîne l'IA avec une quantité énorme de contenus, que l'on s'est potentiellement procurés illégalement. Beaucoup de résultats sont bizarres ou faux, et certains leaders de l'industrie s'opposent à la réglementation de cette technologie.»
source: fortune.com

Fortune remet également en question les avantages fondamentaux attribués à l'IA. Hormis certaines niches, les gains de productivité escomptés se font encore désirer pour les entreprises.

Cela correspond aux expériences de nombreux utilisateurs: ils déplorent la baisse de qualité de certains contenus. Le YouTuber Evan Edinger, fan fidèle de la petite chouette verte dont le «streak» impressionne, a exprimé sa colère dans de longues vidéos. Les derniers supports d'apprentissage générés par l'IA lui semblaient souvent sans âme.

La vidéo d'Evan Edinger, en anglais:

Triste conclusion du youtubeur: les applications de médias sociaux et Duolingo placent la collecte de données et le profit au-dessus du bien-être des individus.

Cela ne surprend pas les experts de la branche.

Modèle commercial «made in Silicon Valley»

Le média en ligne américain TechCrunch s'intéresse principalement aux start-ups de la Silicon Valley. En 2011 déjà, il décrivait l'idée commerciale à l'origine de Duolingo:

«Comment faire en sorte que 100 millions de personnes traduisent tout gratuitement dans différentes langues sur internet?»

L'année suivante, Luis von Ahn, professeur d'informatique originaire du Guatemala, et son doctorant suisse Severin Hacker ont transformé l'idée en business. Les deux chercheurs, employés par l'université Carnegie Mellon en Pennsylvanie, ont ainsi fondé Duolingo.

Le principe était alors aussi simple que séduisant: il tient en deux mots magiques, «crowdsourcing» et «gamification». Au lieu de demander à de parfaits inconnus quelque chose qui ressemble à un travail non rémunéré, on essaie de leur donner le goût d'une expérience d'apprentissage ludique.

Fidéliser et monétiser progressivement

Luis von Ahn avait déjà découvert cette recette à succès en 2005. A l'époque, il était encore doctorant et laissait d'autres internautes observer et légender des images afin d'améliorer la recherche en ligne grâce aux métadonnées. La même année, Google a acheté la technologie.

En 2007, von Ahn a eu une autre idée lucrative. Toujours depuis l'université Carnegie Mellon, il a lancé reCAPTCHA. L'objectif était de mettre davantage à profit le temps perdu à retaper les codes de sécurité classiques anti-robots CAPTCHA.

Le «papa» de la petite chouette a donc misé très tôt sur la bonne volonté non rémunérée des abonnés. Et cela lui a rapporté gros: sa fortune s'élève (selon l'état actuel de la bourse) à environ 1,5 milliard de dollars.

Voici ce que dit un utilisateur de Reddit de cette stratégie appréciée des fournisseurs de services «freemium»:

«Attirez les utilisateurs avec de la gratuité ou des prix bas et peu de publicité. Le tout est subventionné par l'ensemble de votre capital-risque. Gagnez des parts de marché. Introduisez lentement de plus en plus de monétisation, alors que les usagers connaissent déjà l'écosystème et ne veulent plus le quitter.»

Cela va de pair avec la hausse significative cette année des prix des achats «in-app». Duolingo compte donc bien atteindre de nouvelles sphères de profit grâce à l'IA.

Donner à l'IA de plus en plus d'importance

Cette stratégie s'était déjà dessinée en 2023. Dans un long article de blog, les responsables s'étaient à l'époque montrés enthousiastes quant aux possibilités offertes par le modèle linguistique d'IA maison appelé «Birdbrain».

Jusqu'à récemment, chaque exercice proposé par l'IA était ensuite formulé, vérifié et traduit par des humains. Mais c'est désormais l'IA à elle seule qui génère les exercices.

«En mettant à la disposition de nos experts un outil tel que le Large Language Model, nous pouvons vous offrir plus de Duolingo, plus rapidement et encore meilleur!»

En mai dernier, le grand patron, loué pour son caractère visionnaire, avait laissé entendre dans les médias que l'on pourrait bien mieux organiser l'école traditionnelle avec l'IA qu'avec des enseignants humains.

«Le directeur de Duolingo affirme que, dans ce futur marqué du sceau de l'IA, les écoles survivront probablement, mais la plupart du temps uniquement pour garder des enfants»
Gros titre du magazine Business Insider

Les écoles elles-mêmes serviraient donc à l'avenir surtout à encadrer et surveiller. La transmission du savoir à proprement parler serait en revanche en grande partie assurée par des machines.

Un futur dicté par l'IA est-il vraiment possible?

Et a qui est-ce que cela profiterait?

Si nous, en tant que société, investissons davantage dans l'IA que dans de véritables professeurs, un boulevard s'ouvrirait alors pour Duolingo et les autres compagnies du genre de la Silicon Valley.

On sait toutefois déjà pertinemment que ce plan ne fonctionnera pas. Et que Duolingo ferait mieux de rétropédaler en la matière.

Laissons le mot de la fin à Evan Edinger, aficionado de longue date de Duolingo et Youtuber:

«L'argent, l'appât d'un gain en perpétuelle croissance, tout cela doit vraiment broyer le cerveau de certaines personnes, qui ne voient alors plus rien d'autre. Ils y perdent une partie de leur humanité»

A vous de jouer!

Vous ouvrez régulièrement Duolingo? Que pensez-vous des contenus générés par l'IA et quelles autres expériences avez-vous eues avec l'application?

Dites-nous tout en commentaires!

Sources:

(Traduit et adapté par Valentine Zenker)

Parce qu'elle est partout, voici des images générées par IA
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