A observer l’évolution de Duolingo, l’intérêt économique lié au développement de l’intelligence artificielle générative apparaît clairement. Le professeur d’informatique américano-guatémaltèque Luis von Ahn (46 ans) et son associé suisse Severin Hacker (40 ans), diplômé de l’EPFZ, misent sur cette technologie pour faire croître leur entreprise.
Dans la Silicon Valley, le mot-clé du moment est «scaling»: une stratégie axée sur l’expansion rapide, souvent priorisée au détriment de la qualité. Les deux pères de l’application d’apprentissage la plus utilisée au monde défendent l’idée que la génération automatique de contenu pédagogique profite à l’ensemble des utilisateurs, en permettant une multiplication des supports et une réduction des coûts.
Cependant, cet argument ne fait pas l’unanimité parmi les utilisateurs. La stratégie «AI First», lancée avec ambition, suscite déjà des doutes quant à sa viabilité.
Plus de 130 millions de personnes ont installé Duolingo sur leur téléphone. Et grâce à l'IA générative, ce chiffre devrait encore grimper.
Mais c'est là que le piège se referme.
En avril, Luis von Ahn, directeur général de Duolingo, annonce que sa société va progressivement cesser d'employer des personnes pour des tâches que «l'IA peut aussi effectuer». Il publie une lettre à ses équipes sur LinkedIn, dans laquelle la direction définit la nouvelle stratégie: «AI First» («l'IA d'abord», en français).
Von Ahn souligne l'urgence de la démarche:
Le CEO de l'entreprise américaine cotée en bourse annonce donc que les utilisateurs devront s'accommoder de pertes de qualité dans leur apprentissage d'une langue. Et ce, parce que Duolingo carburera désormais massivement à l'IA.
Il faut savoir que Duolingo ne connaît pas vraiment la crise. La compagnie a bouclé 2024 sur un chiffre d'affaires de 748 millions de dollars, soit une hausse de 41% en un an. En mars de cette année, on compte plus de 116 millions d'utilisateurs actifs par mois, dont 9,5 millions d'abonnés payants.
Mais voilà que l'effet inverse commence à se produire.
On assiste alors à une violente pluie de critiques. Les aficionados se déchaînent sur les réseaux, menaçant tous de supprimer Duolingo. Sur les Appstores, les commentaires négatifs s'accumulent.
Signalons que Duolingo s'était fait remarquer dans le passé par sa communication pleine de fraîcheur et impertinente auprès de TikTok et compagnie. L'équipe de marketing avait su mettre l'ambiance grâce à des campagnes originales.
Mais aujourd'hui, l'insatisfaction des utilisateurs prend manifestement tellement de place que les créateurs de l'application, habitués au succès, doivent réagir.
Première décision: supprimer toutes les contributions sur TikTok et Instagram, où la communauté autour de l'app représente pourtant des millions d'abonnés. Puis la marque à la chouette a eu une idée bizarre. Dans une vidéo à la mise en scène élaborée, le directeur de Duolingo se confronte à un employé masqué, dont la voix est artificiellement déformée.
Duolingo tente ainsi de désamorcer les craintes des utilisateurs. Mais les réactions s'avèrent peu enthousiastes, voire ouvertement hostiles.
Ce qui étonne les observateurs, c'est que la direction de Duolingo semble complètement prise de court par ce sentiment anti-IA. Von Ahn a concédé, en interview, ne pas avoir imaginé un tel vent contraire. Dans le même temps, la critique lui semble franchement exagérée. Un moyen de ne pas évoquer l'échec en détournant l'attention.
Comme cela ne fonctionne visiblement pas très bien, le patron tente de limiter la casse dans une autre interview. L'intelligence artificielle générative ne remplace pas le travail des collaborateurs, souligne-t-il. Et il revient également sur son annonce concernant le remplacement de partenaires contractuels par une IA.
Il affirme en parallèle considérer l'IA comme un outil «pour accélérer le travail, tout en maintenant ou en améliorant la qualité».
Autre promesse à destination du personnel:
Le magazine économique américain Fortune a tenté de résumer le dilemme de la direction de Duolingo: cette impopularité soudaine prouve que le concept d'«AI First» plaît nettement plus aux investisseurs et aux managers qu'aux consommateurs lambda.
Et ce, pour de bonnes raisons:
Fortune remet également en question les avantages fondamentaux attribués à l'IA. Hormis certaines niches, les gains de productivité escomptés se font encore désirer pour les entreprises.
Cela correspond aux expériences de nombreux utilisateurs: ils déplorent la baisse de qualité de certains contenus. Le YouTuber Evan Edinger, fan fidèle de la petite chouette verte dont le «streak» impressionne, a exprimé sa colère dans de longues vidéos. Les derniers supports d'apprentissage générés par l'IA lui semblaient souvent sans âme.
Triste conclusion du youtubeur: les applications de médias sociaux et Duolingo placent la collecte de données et le profit au-dessus du bien-être des individus.
Cela ne surprend pas les experts de la branche.
Le média en ligne américain TechCrunch s'intéresse principalement aux start-ups de la Silicon Valley. En 2011 déjà, il décrivait l'idée commerciale à l'origine de Duolingo:
L'année suivante, Luis von Ahn, professeur d'informatique originaire du Guatemala, et son doctorant suisse Severin Hacker ont transformé l'idée en business. Les deux chercheurs, employés par l'université Carnegie Mellon en Pennsylvanie, ont ainsi fondé Duolingo.
Le principe était alors aussi simple que séduisant: il tient en deux mots magiques, «crowdsourcing» et «gamification». Au lieu de demander à de parfaits inconnus quelque chose qui ressemble à un travail non rémunéré, on essaie de leur donner le goût d'une expérience d'apprentissage ludique.
Luis von Ahn avait déjà découvert cette recette à succès en 2005. A l'époque, il était encore doctorant et laissait d'autres internautes observer et légender des images afin d'améliorer la recherche en ligne grâce aux métadonnées. La même année, Google a acheté la technologie.
En 2007, von Ahn a eu une autre idée lucrative. Toujours depuis l'université Carnegie Mellon, il a lancé reCAPTCHA. L'objectif était de mettre davantage à profit le temps perdu à retaper les codes de sécurité classiques anti-robots CAPTCHA.
Le «papa» de la petite chouette a donc misé très tôt sur la bonne volonté non rémunérée des abonnés. Et cela lui a rapporté gros: sa fortune s'élève (selon l'état actuel de la bourse) à environ 1,5 milliard de dollars.
Voici ce que dit un utilisateur de Reddit de cette stratégie appréciée des fournisseurs de services «freemium»:
Cela va de pair avec la hausse significative cette année des prix des achats «in-app». Duolingo compte donc bien atteindre de nouvelles sphères de profit grâce à l'IA.
Cette stratégie s'était déjà dessinée en 2023. Dans un long article de blog, les responsables s'étaient à l'époque montrés enthousiastes quant aux possibilités offertes par le modèle linguistique d'IA maison appelé «Birdbrain».
Jusqu'à récemment, chaque exercice proposé par l'IA était ensuite formulé, vérifié et traduit par des humains. Mais c'est désormais l'IA à elle seule qui génère les exercices.
En mai dernier, le grand patron, loué pour son caractère visionnaire, avait laissé entendre dans les médias que l'on pourrait bien mieux organiser l'école traditionnelle avec l'IA qu'avec des enseignants humains.
Les écoles elles-mêmes serviraient donc à l'avenir surtout à encadrer et surveiller. La transmission du savoir à proprement parler serait en revanche en grande partie assurée par des machines.
Et a qui est-ce que cela profiterait?
Si nous, en tant que société, investissons davantage dans l'IA que dans de véritables professeurs, un boulevard s'ouvrirait alors pour Duolingo et les autres compagnies du genre de la Silicon Valley.
On sait toutefois déjà pertinemment que ce plan ne fonctionnera pas. Et que Duolingo ferait mieux de rétropédaler en la matière.
Laissons le mot de la fin à Evan Edinger, aficionado de longue date de Duolingo et Youtuber:
Vous ouvrez régulièrement Duolingo? Que pensez-vous des contenus générés par l'IA et quelles autres expériences avez-vous eues avec l'application?
Dites-nous tout en commentaires!
(Traduit et adapté par Valentine Zenker)