Elon Musk et Cyril Hanouna ont quelques traits en commun: ils sont puissants, riches, détestés, adulés et craints. Il y a deux semaines, le monde en a peut-être découvert un nouveau. Et il fait grincer quantité de mâchoires: tous deux se nourrissent, hilares, des crachats qu'une partie bruyante de la population leur envoie quotidiennement au visage.
Littéralement.
And … we just hit another all-time high in Twitter usage lol
— Elon Musk (@elonmusk) November 18, 2022
Pendant que l'animateur de «Touche pas à mon poste» s'engraisse de records historiques d'audience, Twitter n'a jamais accueilli autant de curieux. Depuis deux semaines, l'émission et le réseau social ressemblent à ces terribles carambolages devant lesquels les automobilistes se sentent forcés de ralentir pour n'en rater aucune miette. (Y aura des morts, tu crois?)
Politiciens humiliés, employés liquidés, règlements de compte, provocations, dérapages, rumeurs de sanctions ou de faillite, notre attention appartient désormais à ces accidents industriels incessants. Nous voilà totalement captifs de leurs pitreries toxiques, de ce suspens délicieusement dégueulasse, dont on fantasme (au nom de la santé mentale de l'humanité) un épilogue sanglant et définitif.
Mais l'histoire ne date pas d'hier. Twitter et Hanouna n'ont pas attendu les carambolages du mois de novembre pour rameuter les foules, effrayer les observateurs et orchestrer l'opinion publique.
Et ils en ont davantage sous le capot qu'une Ferrari en violente sortie de route. Ce sont des incontournables. The place to be. Comme Ruquier et Facebook avant eux. Comme Game of Thrones, Verbier, le Berghain, Kim Kardashian, agaçants de popularité, qui font couler autant d'encre que de concurrents.
Alors qu'on semble leur souhaiter une mort aussi théâtrale et immédiate que celle d'un vilain de Marvel, dans l'intervalle, les plus purs d'entre nous tentent de louer les valeurs du modeste troquet d'à côté. Dans l'espoir (plutôt mignon) de leur faire la nique. Pour concurrencer Twitter, ce serait l'inconnu Mastodon. Et pour faire vaciller Hanouna, il faudrait privilégier le ronflant service public.
La salubrité intellectuelle loin des grands capitaux ou les requins de l’audience? Mmh.
Vous vous souvenez de l'époque où il fallait supposément migrer sur Signal lorsque l'on a fait mine d'apprendre que WhatsApp n'était pas la Sainte Vierge des données personnelles? Résultat, nous sommes toujours plus de deux milliards à y échanger émojis et insultes dans le groupe familial, dans l'espoir de trouver une date pour le repas de Noël.
«Ne nourrissons plus la bête!» Dans le monde, Stephen King a grommelé et la créatrice de Grey's Anatomy a claqué la porte. Avec elle, quelques milliers de personnes qui dénoncent. En Suisse romande, l'appel au boycott de Twitter s'est matérialisé par le départ de Mauro Poggia.
Il y a également eu la bravade en carton du conseiller national PS Roger Nordmann. Avec un résultat aussi probant que si vous faisiez irruption chez H&M pour y vanter, dans un élan chevaleresque et un mégaphone, la qualité des écharpes tricotées par votre petite sœur.
Posté sur Mastodon (c'est là-bas que ça se passe !) pic.twitter.com/pw3J7aqVSj
— Roger Nordmann (@NordmannRoger) November 12, 2022
Publier sur Twitter que c'est sur Mastodon «que ça se passe», prouve bien que c'est toujours sur Twitter que «ça» se passe. On a d'ailleurs affaire au même sortilège sur le plateau de «Touche pas à mon poste».
Mais c'est quoi, ce fameux «ça »de Roger Nordmann?
Tout. Absolument tout. Sans distinction. L'issue d'une élection, le harcèlement, le militantisme, l'humour, la mise à mort, la promotion, l'influence, l'analyse de l'expert, le témoignage de la victime. Mettre ses idées (ou sa carrière) en jeu chez Hanouna ou sur Twitter, c'est paradis ou purgatoire, mais rien ne passera inaperçu.
Par son cri du cœur régional, notre conseiller national n'a fait qu'aveu d'impuissance. Tout juste est-il parvenu à se laver publiquement d'un vague péché d'hygiénisme narcissique.
Donald Trump a longtemps compris la puissance de Twitter, avant d'en être banni. Vexé, l'ancien président des Etats-Unis avait d'ailleurs fondé son propre réseau social, avec peu ou prou la même force de frappe que si le député LFI allait griffer le méchant Bolloré dans un vague podcast d'extrême gauche.
Une résonance a toujours eu besoin d'une caisse. Et cette caisse, n'en déplaise à Roger Nordmann, c'est Twitter et «Touche pas à mon poste». Non pas qu'ils soient en mains de puissants bonshommes considérés comme incontrôlables. Mais ces solides plateformes, aujourd'hui au centre de l'attention, sont deux des plus grands carrefours d'opinions. Grâce à une vista qu'il est important de leur laisser et, surtout, sans réelle alternative sérieuse.
Si Mastodon n'a pas l'aura de Twitter, ce n'est pas tout à fait un hasard.
mais vous comprenez vraiment Mastodon ou tout le monde fait semblant ? j’ai l’impression d’avoir 65 ans là
— SEB (@Seb_Frit) November 18, 2022
Bien sûr, des solutions existent pour ne pas voir ces monstres d'audience s'approprier totalement le débat public. Surveiller, réguler et taper sur les doigts s'il le faut. Des deux côtés, les autorités compétentes ne quittent d'ailleurs pas leur cible des yeux. Et c'est bon signe.
Plutôt que les gesticulations impuissantes d'un Roger Nordmann, paniqué depuis son salon par la puissance d'Elon Musk, suivons plutôt l'exemple de Jean-Luc Mélenchon. Le papa des Insoumis a non seulement réussi à défendre le soldat Boyard, mais a eu l'intelligence de remettre à l'ordre Cyril Hanouna sans le menacer d'un quelconque boycott.
Comparer «Touche pas à mon poste» à une vulgaire caisse à savon, c'est dégonfler le trône du roi avec un sourire en coin. C'est retenir ce fameux crachat qui nourrit l'ennemi. C'est reléguer Cyril Hanouna au costume de Goliath à paillettes. Et c’est le pousser à la faute: le lendemain, Baba s'est senti le besoin d'annoncer, la queue entre les jambes, qu'il refusera désormais tout élu LFI sur son plateau. Na!
C'est souvent cette espèce de petit courage orgueilleux qui fera tousser l'ego des intouchables.