En 1999, le rédacteur en chef britannique du magazine GQ perdait son boulot pour avoir hissé très haut un dirigeant nazi sur la liste des personnes les mieux fringuées du 20e siècle. La jeunesse thaïlandaise se fait happer depuis des lustres par l'iconographie typique de la Seconde Guerre mondiale, jusqu'aux chanteuses pop grimées en SS. Plus près de chez nous, la «coiffure des années 30», cire capillaire et rigueur militaire, faisait fureur chez les hipsters il y a encore une demi-douzaine d'années.
Arborer des cheveux tondus de près ne fait pas de vous un nazillon, ni un antisémite notoire - même si cette fashy haircut («coupe fasciste», en français) est depuis longtemps le signe distinctif des suprémacistes blancs aux Etat-Unis. Mais dans un mélange brouillon de provocation puérile, d'attirance-répulsion maladroite et d'inculture crasse, le IIIe Reich s'éloigne inexorablement de sa cruelle réalité historique: l'extermination de plusieurs millions de juifs entre 1939 et 1945.
Les derniers survivants des camps de la mort ne sont pas éternels et, au fil des ans, Adolf Hitler est passé de l'incarnation du Mal à un prétexte fallacieux pour raconter politiquement le présent, un réflexe toxique, voire un simple mème, détourné sur les réseaux sociaux jusqu'à l'indigestion.
Notre époque, celle des écrans, du déboulonnage de statues et des likes, abrite à la fois de jeunes abrutis alignant les selfies au Mémorial berlinois de la Shoah, un autocrate russe désireux de «dénazifier l'Ukraine» et un certain Kanye West, portant aux nues les «qualités humaines» d'Adolf Hitler.
Le rappeur incarne sans doute aujourd'hui l'emblème le plus saillant (et bruyant) de cette dangereuse banalisation de l'Holocauste, composée de points Godwin trop vite dégainés et de grammar nazi qui déboulent à la moindre faute d'orthographe sur Facebook. «Ye» a poussé si loin le bouchon de l'indicible, que les plus grands provocateurs américains d'extrême droite passent désormais pour de gros nounours simplement réacs.
Gavin McInnes trying to hold a Jewish intervention for Kanye West is not something I was expecting this year pic.twitter.com/o6PTXapNuG
— Scotch and Ribeye (@ScotchAndRibeye) December 6, 2022
Aux Etats-Unis, selon le dernier pointage, 63% des jeunes adultes ignorent que six millions de juifs ont été exterminés lors de l'Holocauste et 36% pensent qu'ils n'étaient «que deux millions». Joe Biden lui-même sait très bien que la Mémoire s'efface à vue d'oeil. Au lendemain des propos inappropriées de Kanye West, il a tenu a rappeler sur Twitter que «l'Holocauste s'est bien produit. Hitler était une personne diabolique». Un geste important, alors que la ville de New York enregistre une augmentation de 167% de crimes antisémites pour le seul mois de novembre. Mais un poil vain, ou naïf, quand on sait que la jeunesse américaine n'est pas la plus assidue aux cours d'histoire.
Force est de constater que les suprémacistes blancs les plus célèbres se désolidarisent les uns après les autres des propos du rappeur. Milo Yiannopoulos, célèbre provocateur d'extrême droite, vient d'annoncer qu'il renonçait finalement à son poste de «directeur de campagne» pour Kanye West.
Surtout, cette jeunesse américaine que les études dépeignent comme inculte, n'a finalement jamais autant reçu d'informations au sujet des abominations commises par les nazis au siècle dernier. Suffisant pour renverser la tendance?
Une franche lueur d'espoir est venue de Reddit, forum sur lequel Kanye West disposait d'un large vivier de jeunes fans inconditionnels avant que les propos antisémites ne remplacent la musique. Au réveil de la fameuse émission controversée, le 3 décembre dernier, un subreddit dédié autrefois à sa gloire, baptisé r/Kanye (700 000 membres), s'est véritablement transformé en sous-groupe dénonciateur.
Objectif: condamner les dérives de leur ancien gourou du hip-hop, mais aussi moquer ses délires récents (West considère par exemple qu'Elon Musk est un androïde mi-alien, mi-asiatique).
Sur ce subreddit, bon nombre de gamins se sont lancés dans un cours d'histoire improvisé, rappelant en détail les véritables atrocités de l'Holocauste. Comme le précise notamment le Washington Post, «les jeunes postent aussi les récits et les photos de membres de leur famille ayant été persécutés sous le régime nazi.»
Bien sûr, un Kanye West qui s'efforce de réhabiliter Adolf Hitler n'a pas la même caisse de résonance que l'ado mal éduqué qui exécute des danses TikTok devant le portail d'Auschwitz. Les propos du rappeur sont graves et trop largement entendus et partagés. Mais le surgissement massif et incontrôlable de l'incarnation du Mal du siècle dernier peut aussi être l'occasion de remettre l'Histoire, la vraie, la sordide, au milieu d'un village mondial qui a tous les défauts pour oublier l'inoubliable.