Andreï Kolesnikov a récemment été déclaré «agent de l'étranger» – c'est-à-dire traître –, mais il continue ses recherches sur sa patrie, à Moscou. Le chercheur au Carnegie Russia Eurasia Center a expliqué au magazine américain Foreign Affairs comment fonctionne le système de Vladimir Poutine. Le maître du Kremlin contrôle les masses avec l'argent, le patriotisme, le culte de la mort en héros et un contrat social tacite. Mais il pourrait perdre son pouvoir.
Seuls 20% de la société russe souhaiterait vivre dans une démocratie avec davantage de culture occidentale. De l'autre côté des sensibilités politiques, 20% des citoyens sont des partisans convaincus de Vladimir Poutine et de l'idée d'un grand Empire russe. Et au milieu, on trouve une sorte de grand bourbier, auquel 60% des Russes appartiennent.
Ces gens-là font tout pour garder une «vie tranquille». Ils cessent de penser de manière indépendante, font ce que Vladimir Poutine ordonne, répètent ce qu'il dit. Parce qu'ils ne veulent pas être du «mauvais côté», ils déforment leur vision du bien et du mal, se forcent à croire que leur président apporte la paix en Ukraine.
Pour dominer tous ces groupes, Vladimir Poutine utilise la carotte comme le bâton. Il a rendu des millions de personnes dépendantes de l'Etat social, et donc de lui-même. Une personne sur trois est économiquement dépendante des prestations sociales, et 25% supplémentaires le sont d'une autre personne.
Même si les statistiques de l'Etat russe sont peu fiables, Andreï Kolesnikov trouve ces chiffres «choquants». Les prestations sociales sont aujourd'hui plus importantes que dans l'Union soviétique, et leur part dans le revenu de la population aussi. Mais c'est exactement ce que Vladimir Poutine voulait: il a dépensé l'argent des exportations de pétrole et de gaz pour maximiser l'influence de l'Etat et a repoussé le libre marché. La stratégie a porté ses fruits: ceux qui dépendent de l'Etat se montreront obéissants.
Ce n'est pas la seule carotte qu'utilise le président russe. Selon Andreï Kolesnikov, un contrat social tacite a été signé entre lui et les Russes. Le principe?
Cet accord semblait rompu lorsque Vladimir Poutine a fait mobiliser des dizaines de milliers de civils pour la guerre en Ukraine. Mais récemment, à l'approche des élections présidentielles de mars, l'homme d'Etat a déclaré qu'il n'y aurait pas de nouvelle mobilisation et a proposé un nouveau marché:
Les citoyens russes ne sont en réalité pas des grands partisans de l'impérialisme de Vladimir Poutine. Avant le début de la guerre, les sociologues ont démontré que le prestige d'un pays ne dépendait pas pour les Russes de la force militaire, mais de sa prospérité et de la taille de son économie. Les gens voulaient bien vivre, et non pas partir à l'assaut de ses voisins sous une pluie de balles.
Avec beaucoup d'argent, Vladimir Poutine est parvenu à compenser ce «fossé idéologique»: des salaires plus élevés pour les soldats, des prestations généreuses pour les proches des hommes blessés ou tués. La ville de Moscou est couverte de publicités qui vantent le service en Ukraine comme un «vrai travail» pour de «vrais hommes».
Cet été, le président russe s'est vanté de l'augmentation des revenus en Russie. Mais cet argent n'est pas généré par le secteur privé, en perte de vitesse. Il provient de l'Etat, des prestations sociales ou des salaires des forces de sécurité. Vladimir Poutine achète l'obéissance.
Le régime dispose d'un énorme arsenal d'instruments pour asseoir son autorité. Il contrôle les tribunaux, par lesquels il condamne les opposants à des peines de prison qui rappellent l'époque stalinienne. Moscou peut les déclarer «agents de l'étranger», comme Andreï Kolesnikov en décembre dernier, et en faire des cibles de harcèlement, de menaces et d'intimidation.
La classe dirigeante bloque l'accès à presque tous les médias indépendants. Elle a marqué du sceau officieux de «traître à la nation» tous ceux qui ne s'enthousiasment pas pour la guerre en Ukraine, ou la transformation rampante de la Russie en un Etat policier militariste.
Depuis le début de la guerre, le régime glorifie les «morts héroïques pour la patrie». Pour Vladimir Poutine, une vie fauchée sur le champ de bataille est une vie qui valait la peine d'être vécue. Le président russe a déclaré à un groupe de femmes dont les fils étaient tombés au combat:
Cette idée imprègne aujourd'hui la culture russe. Andreï Kolesnikov cite l'exemple de la star de la pop Shaman, dont les propagandistes du Kremlin ont fait un porte-parole de l'expansion militaire. Dans son tube «Let's Rise», il chante que «Dieu et la vérité sont de notre côté» et invite à louer ceux qui sont tombés, «ceux qui sont montés au ciel et ne sont plus parmi nous».
Mais obéir en silence ne suffit plus à Vladimir Poutine. Il veut désormais que les citoyens montrent clairement leur soutien. Les écoles russes doivent enseigner le «patriotisme», les manuels scolaires expliquent comment les décisions du président doivent être comprises. Celui-ci fait venir de force le public à ses représentations.
Pour Andreï Kolesnikov, le système de Vladimir Poutine est en train de muter. Il s'éloigne d'une autocratie qui laissait encore des espaces de liberté dans la sphère privée, et le contrôle devient plus total. Quoi que dise Vladimir Poutine, personne ne peut le contester; quoi qu'il arrive, seule son interprétation est valable. Ce que pensent les Russes, c'est lui qui le décide.
Vladimir Poutine a créé un système d'enrichissement personnel sans précédent: est-il l'homme le plus riche du monde? L'Occident a longtemps cru que ses motivations se limitaient à l'argent, aux villas et aux yachts. Mais pour Andreï Kolesnikov, Poutine n'a jamais été un pur kleptocrate. L'invasion de l'Ukraine montre qu'il est avant tout soumis à une forme d'idéologie.
Défendre la civilisation chrétienne, telle est la mission historique de la Russie de Poutine face à un Occident en déclin moral. Pour cela, elle doit raviver les principes conservateurs de l'Eglise orthodoxe russe et récupérer son empire, en commençant par l'Ukraine et la Biélorussie.
La situation va-t-elle se tendre en Ukraine pour Poutine? Ces prochains temps, il devrait disposer de moins d'argent pour s'acheter une population loyale: l'argent du pétrole diminue avec les sanctions occidentales, l'économie manque de main-d'œuvre, mobilisée ou tombée en Ukraine et le budget de l'armée russe engloutit des sommes colossales. Tout cela pourrait lui porter préjudice.
Mais Vladimir Poutine ne tombera pas de sitôt. Même s'il perd la guerre en Ukraine, il trouvera les mots pour transformer sa défaite en victoire. Pour Andreï Kolesnikov, s'il n'y a pas d'argent pour «payer» le peuple, il en restera toujours assez pour la police, l'armée ou les services secrets, qui s'assureront de la loyauté des citoyens — par la violence si nécessaire.
Adapté de l'allemand par Tanja Maeder