Par deux fois déjà, Emilian Gebrev a été victime d'un poison étroitement apparenté au Novitchok, ce produit diabolique issu des laboratoires soviétiques avec lequel le chef du Kremlin Poutine aime faire assassiner ses opposants. Les attaques ont eu lieu en 2015, et Gebrev a survécu aux deux. Mais à ce jour, le patron du fabricant d'armes bulgare Emco ne se sent pas en sécurité.
Son entreprise produit des munitions pour fusils et chars de fabrication soviétique et les livre à l'Ukraine. En effet, malgré les livraisons d'armes de l'Ouest, l'armée ukrainienne dépend toujours fortement de son ancien matériel de guerre, dont les pièces de rechange et les munitions ne sont plus guère fabriquées en dehors de la Russie. C'est ce qui rend la contribution de la Bulgarie à la défense de l'Ukraine si importante – et explique pourquoi Poutine envoie ses agents dans le pays.
Cela fait des années que des saboteurs russes visent ses usines et ses entrepôts, raconte Emilian Gebrev au Financial Times. La première attaque date de 2011. Depuis, des explosions se sont produites à plusieurs reprises dans les installations d'Emco, la dernière en 2022. La même année, une autre usine d'Emco a été ravagée par un incendie.
Des actes de sabotage et des explosions ont également eu lieu dans les usines d'autres fabricants d'armes bulgares. Le fait que ces incidents n'aient jamais été élucidés n'étonne toutefois pas Emilian Gebrev.
Après les deux attaques au poison en 2015, le parquet bulgare a enquêté sur trois agents du GRU, le service de renseignement militaire russe, qui auraient commis ces tentatives d'assassinat. Les agresseurs auraient notamment étalé la substance, qui s'attaque au système nerveux, sur la poignée de porte de la voiture de Gebrev.
Les agents du GRU ont procédé de manière similaire trois ans plus tard lors de l'attentat contre l'ancien agent des services secrets russes Sergueï Skripal à Salisbury, en Angleterre. Mais dans le cas de Gebrev, l'enquête n'a pas abouti et a été classée en 2020.
«Il y a eu plus d'une dizaine de cas impliquant des agents russes et leur réseau d'espionnage en Bulgarie», explique le chef d'Emco, Gebrev.
Gebrev pense que le Kremlin a encore beaucoup d'influence en Bulgarie, notamment au sein de l'appareil judiciaire et sécuritaire. Sofia faisait autrefois partie des plus proches alliés de Moscou. Le patron d'Emco affirme:
L'Etat bulgare semble être conscient que l'industrie de défense nationale se trouve dans le collimateur du Kremlin. «Les Russes s'intéressent beaucoup à nos installations et aux personnes qui les font tourner», déclare un fonctionnaire bulgare cité par le Financial Times et qui souhaite rester anonyme. Il pose cette question rhétorique:
Dans le pays le plus pauvre de l'UE, qui compte sept millions d'habitants, la corruption est encore très répandue.
A cet égard, le soutien marqué de la Bulgarie à l'Ukraine est en soi surprenant. Après l'invasion russe de février 2022, elle a longtemps semblé être le seul pays de l'OTAN à ne pas fournir d'armes à l'Ukraine. Les liens traditionnels avec la Russie paraissaient trop étroits. Début 2023, on a appris que le gouvernement bulgare soutenait massivement l'Ukraine en secret depuis longtemps.
Dès la première année de la guerre, Kiev a reçu non seulement des munitions de Bulgarie, mais aussi de grandes quantités de carburant. A certaines périodes, l'armée ukrainienne aurait acheté 40% du diesel pour ses chars et ses camions en Bulgarie – et aurait ainsi été en mesure de repousser l'avancée russe.
Traduit et adapté de l'allemand par Léa Krejci