Hillary Clinton a eu tort de réduire Tucker Carlson à un «idiot utile», mercredi soir à la télévision américaine. C'est non seulement minimiser son intelligence et son pouvoir de nuisance, mais surtout ignorer le double objectif de cette rencontre, qui fige toute la planète depuis les premières rumeurs de ce week-end. Tucker Carlson face à Vladimir Poutine, ce n'est pas le coup de cirage d'une main occidentale consentante sur le régime autoritaire du Kremlin. C'est une franche et puissante entreprise de sape de la politique du président des Etats-Unis, Joe Biden.
Malin et particulièrement cynique, le porte-parole du pouvoir russe a d'ailleurs justifié la tenue de cette interview non pas parce que Carlson serait bêtement «pro-Poutine» ou «anti-Ukraine», mais parce qu'il est «pro-Américains».
Et ça change tout.
Bien sûr, depuis quelques jours, les démocrates pouffent jaune et les apôtres MAGA jubilent. Mais cette rencontre au sommet, à la fois la plus attendue et redoutée de ces dernières années, est avant tout destinée aux citoyens américains qui doutent. Ceux qui se disent doucement fatigués de voir des dollars s'envoler pour Kiev. Ceux qui considèrent que le gouvernement les a laissé tomber. Ceux qui pourraient voter pour Donald Trump le 5 novembre 2024. D'autant que le timing est parfait: Poutine sera réélu dans quelques semaines, le milliardaire républicain est dramatiquement en tête de tous les sondages et l'aide à l'Ukraine de la plus grande puissante mondiale est en soins intensifs.
Preuve que cette rencontre draine son lot de paniques, un député européen a menacé le commentateur d'extrême droite d'une «interdiction de voyage sur le territoire européen», avant même d'en apprendre davantage sur le contenu de cet échange exclusif.
Sans surprise, Tucker Carlson a menti en prétendant qu'il est le seul journaliste à avoir voulu tendre le micro à Vladimir Poutine. Depuis mercredi, bon nombre de journalistes, notamment américains, rappellent à juste titre qu'ils avaient, eux aussi, cherché à interviewer le président, en vain. Rappelant au passage que certains d'entre eux sont toujours retenus prisonniers à Moscou. Des demandes que le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a toujours rejetées, arguant, à juste titre aussi (hélas), que «nous n'avons aucun intérêt stratégique à les accepter». Car il faudrait être particulièrement naïf pour penser qu'un autocrate, en guerre ouverte contre l'Occident, se réjouisse d'être chahuté en direct sur CNN, à une heure de grande écoute.
Mais la menace de Guy Verhofstadt est délicate. Elle sous-entend que ce que nous nous apprêtons à découvrir à minuit (heure suisse) ne sera qu'un dévaloir à propagande, avec un Tucker Carlson passionnément soumis à son maître. Or, tous deux ont fortement intérêt à offrir un minimum de crédibilité à cet échange. S'il y a effectivement peu de chances que Vladimir Poutine déballe un franc mea-culpa pour la boucherie perpétrée à Boutcha, nous aurons sans doute droit à du Tucker tout craché, entre omissions volontaires et approximations en micro-doses. Comme il l'a déjà fait avec Javier Milei ou Viktor Orbán récemment.
Il y a même fort à parier que cette entrevue se concentre sur un argumentaire russe particulièrement sournois, qui n'est autre que la volonté feinte de Vladimir Poutine pour une paix définitive et durable. Pourquoi? Pour faire de Joe Biden l'empêcheur de tourner en rond et l'obstacle majeur à un enterrement de la hache de guerre entre la Russie et l'Ukraine. Rajoutez-y quelques salves anti-LGBT, trempées dans une sauce chrétienne qui a bon dos, et il y aura tout ce qu'il faut pour trouver un écho favorable au sein d'une certaine frange de la population américaine.
Minimiser l'événement (ou le condamner trop vite) serait une erreur stratégique. Il s'agit de prendre tout cela très au sérieux. En seulement quelques minutes d'interview, ce duo de malfaiteurs envisage d'affaiblir Joe Biden, de renforcer Donald Trump et de prendre en otage le récit d'une guerre qui, qu'on le veuille ou non, commence à lasser. Une association toxique, mais qui pourrait se révéler aussi efficace que dévastatrice. Car ce sera sans aucun doute l'arme de propagande la plus assumée et la plus transversale dégainée depuis le début du conflit. Puis, à minuit et quelques poussières, l'une des séquences vidéo les plus visionnées et commentées au monde.