C'est une véritable communauté de gourous qui infeste durablement le débat public de leurs théories farfelues, informations volontairement erronées et cette idée que l'Etat et les médias mentent au peuple américain. Bien sûr, les Etats-Unis ne sont pas les seuls à abriter des provocateurs d'extrême droite. Mais contrairement aux Européens, ils sont nombreux, particulièrement influents, bourrés de fric et, surtout, solidement interconnectés.
Citons les plus célèbres: Tucker Carlson, Glenn Beck, Dan Bongino, Megyn Kelly (quatre anciens tôliers de Fox News), Alex Jones, Steve Bannon (ex-conseiller de Trump), Charlie Kirk ou encore le jeune Tim Pool.
Des journalistes, commentateurs, youtubeurs, influenceurs, podcasteurs qui peuvent compter sur une audience folle, à rendre fous de jalousie les plus grands empires médiatiques américains. Prenez Tucker Carlson. Chacune de ses interviews diffusées sur X (de Trump à Orbán en passant par le nouveau président argentin Javier Milei) rassemble plus de deux millions d'internautes en une petite heure. Sans compter les extraits qui voyagent encore des semaines après la première diffusion.
Des scores énormes pour ce type de formats. Pour rappel, à son éviction brutale de Fox News, c'est Elon Musk qui l'a généreusement hébergé.
Cette semaine, le comploteur en chef a lancé son propre média, baptisé TCN (pour Tucker Carlson Network). Son équipe est composée d'anciens employés de Fox News et la bande de lancement, gorgée de paranoïa, promet (sans surprise) de «dire la vérité», sur le «chaos qui s'annonce». Pour 72 dollars par an, vous saurez tout sur la «présidentielle explosive» ou encore l'«immigration incontrôlée».
Why we founded Tucker Carlson Network pic.twitter.com/Y7FvA5To6p
— Tucker Carlson Network (@TCNetwork) December 11, 2023
«Pour 0 dollar par mois, vous pouvez aussi ne jamais regarder Tucker Carlson», conseillait Stéphane Colbert mercredi, et non sans humour, dans son late show. On aurait pourtant tort de se moquer. Tucker, comme ses nombreux confrères, n'arrêtent pas de gagner en puissance.
Comme on vous le disait plus haut, leur principale force, c'est la collaboration. Quelque chose entre la bande de potes et l'organisation mafieuse. Lundi, sur X, Elon Musk a libéré Alex Jones d'un bannissement qui courait depuis 2018. Grâce à son émission InfoWars, cet agitateur et complotiste, considéré par ses détracteurs comme «l'homme le plus dangereux du monde», était devenu multimillionnaire en moins de deux.
Surprise, Tucker Carlson n'est pas tout à fait étranger à la libération de celui qui fut condamné pour avoir prétendu que la tuerie de l'école primaire de Sandy Hook était un canular.
Le 8 décembre, Carlson a surpris tout le monde en publiant un entretien de nonante minutes avec cet Alex Jones... sur X. Précisément là où il n'est plus le bienvenu depuis cinq ans. Bim: la vidéo de ces deux poids lourds de la conspiration sera visionnée à plus de 20 millions de reprises. Quelques heures plus tard, Musk lançait un sondage pour savoir s'il était temps de «réintégrer Alex Jones sur cette plateforme» et finira par l'invité à une discussion audio, en direct.
Hasard du calendrier? Pas vraiment. Alors qu'Alex Jones doit toujours un milliard de dollars aux familles des victimes de Sandy Hook, ses avocats viennent tout juste de recevoir une proposition à l'amiable. Tout en l'accusant de n'avoir jamais «réduit ses dépenses et changé son style de vie extravagant», ces familles l'invitent désormais à payer au moins «85 millions de dollars sur 10 ans».
Sa société Free Speech Systems ayant officiellement déposé le bilan à la suite de sa condamnation, inutile de dire que le deal a été chaleureusement accueilli par le prédicateur d'extrême droite. Du moins, suffisamment pour qu'il décide de revenir en force, avec le soutien efficace de ses collègues.
Citons également Charles Haywood. Après avoir fait fortune en vendant du shampoing à Indianapolis, cet industriel d'extrême droite s'est reconverti en «chef de guerre». Par l'intermédiaire de sa Society for American Civic Renewal, il fédère et entraîne des «soldats de Dieu», dans ce qu'il appelle des «loges fraternelles secrètes» interdites aux femmes.
Pour lui aussi, 2024 et la présidentielle seront capitales pour renforcer son influence et faire pencher la balance. S'il déploie de petits bataillons sur le terrain, notamment dans l'Idaho, c'est son podcast «The Worthy House» qui lui rapporte argent et notoriété.
Comme le rappelait le Guardian en août dernier, Haywood a été l'un des premiers prédicateurs d'extrême droite à tenter de réhabiliter les émeutiers du 6 janvier 2021: «Cette protestation était assez géniale à tous points de vue», s'exclamera-t-il dans la foulée de l'attaque du Capitole.
En disgrâce depuis la brouette de déclarations nauséabondes qu'il a colportées sur les Hitler et les juifs (entre autres), le rappeur Kanye West envisage lui aussi son retour. En musique d'abord, puisqu'il a récemment dévoilé le morceau Vultures, dans lequel il se demande sobrement «comment pourrais-je être antisémite? Je viens de baiser une salope juive». Une provocation de plus pour celui qui a perdu de nombreuses sources de revenus ces derniers mois.
Toujours cette semaine, Kanye a laissé entendre qu'il planchait sur un projet inédit pour offrir autre chose que la «soupe des médias mainstream». Sans doute attiré par l'odeur de l'argent, l'ex-mari de Kim Kardashian serait en train de créer sa propre chaîne d'information et il aurait déjà un site offline sur lequel il entraîne sa ligne éditoriale.
Devenu un puissant haut-parleur à propos haineux, Kanye West a logiquement été banni des canaux médiatiques traditionnels. Si bien qu'en 2024, et à défaut d'avoir maintenu sa candidature à l'élection présidentielle, il compte manifestement se payer une nouvelle audience durant la campagne, qui s'annonce déjà historique. Et se refaire, au passage, une petite santé financière, puisque les annonceurs n'ont pas encore tous la morale accrochée au porte-monnaie.
Une monétisation du contenu qui a connu un boom sur la plateforme X, lorsqu'Elon Musk a décidé de rémunérer les créateurs selon leur audience. Une audience forcément blottie contre les propos les plus polémiques. En entraînant son algorithme pour que l'alt-right américaine retrouve rapidement le haut du tableau, le patron de Tesla et SpaceX a offert un nouveau robinet à dollars à tout un tas de dangereux comploteurs.
Vous l'aurez compris, le nerf de la guerre, c'est bien sûr l'argent. Et, ce n'est pas nouveau, propager des horreurs rapportent davantage que de s'en tenir strictement aux faits. Si certains annonceurs sont directement séduits par la ligne éditoriale de ces voix de l'extrême, beaucoup ne s'embêtent pas à choisir l'écrin dans lequel leurs produits atterrissent. On appelle ça la publicité programmatique et Tucker & Co en connaissent parfaitement les rouages.
Heureusement, ils ne sont pas les seuls.
Face à eux se trouve une justicière: Nandini Jammi. Si cette spécialiste de la publicité en ligne consacre désormais ses journées à faire tomber les influenceurs extrémistes, elle n'hésite pas à les coller de très près. A la seconde où Alex Jones a été absous par Elon Musk, Nandini a pris les armes. Pas étonnant, puisqu'elle fait partie des soldats ayant incité les anciens patrons de Twitter de le bannir de la plateforme pour harcèlement.
Cette endurante Américaine a notamment co-fondé Sleeping Giants, une organisation dédiée à la démonétisation des sites d'information d'extrême droite. Nandini Jammi reste persuadée que, malgré le fait que ces provocateurs se soient durement organisés en réseau, couper les vivres «à un influenceur peut avoir un effet d'entraînement».
Les influenceurs extrémistes bénéficient également du relais de créateurs de contenus moins amples, mais tout aussi connectés. Autant dire que c'est quasi sans fin. Mais elle assure au Washington Post avoir déjà pu dissuader d'importants annonceurs de Tucker Carlson ou Tim Pool de retirer leurs billes.
De là à être en mesure de bâillonner efficacement ce puissant écosystème, alors que l'année présidentielle s'apprête à démarrer, il y a encore du boulot. Nandini Jammi en est consciente: «nous aurons la patience de les démonter un par un».
Les voilà tous avertis.