On ne va pas s’en tirer comme ça. On ne va pas s’en tirer en se scandalisant des récupérations de l’extrême droite plutôt que de prendre acte des ratés de l’intégration. Trois faits d’inégale gravité se sont récemment produits en France. Quels sont-ils? A Saint-Denis, aux portes de Paris, des femmes travaillant sur un chantier archéologique ont fait l’objet de propos sexistes et sexuels. En cause, leur tenue, des débardeurs, jugés impudiques, mais aussi le fait de travailler à des fouilles, un «métier d’homme», plutôt que d’être à la maison, «dans leur foyer». Ce harcèlement, commencé début mai, a été rendu public il y a environ une semaine. Placées autour du chantier, des affiches mettent en garde contre l’outrage sexiste, puni par la loi.
Plus grave. A Toulouse, dans la nuit du 18 au 19 juillet, quatre adolescents (deux garçons, deux filles) défavorablement connus des services de police reprochent sa tenue légère à une fille croisée dans la rue, elle-même accompagnée d’un garçon. Celle-ci est violemment frappée, son visage tailladé au moyen d’une bouteille brisée par l’une des deux filles du groupe de quatre. Elle restera peut-être défigurée à vie.
Enfin, le 21 juillet, un vendredi soir, la photographe transgenre Olivia Ciappa et son compagnon qui portait «un t-shirt rose» pour aller «revoir Barbie» au cinéma ont été agressés dans le métro parisien par des individus présentés comme africains. Ce serait la deuxième agression dont ils sont victimes à quelques jours d'intervalle. «Cette fois ils ont essayé de le pousser sur les rails du métro au moment où il est passé. Puis l’ont tabassé pour son tee-shirt», raconte sur Instagram la photographe à propos de «Hans», son compagnon. 👇
Aucun de ces événements n’est un fait divers. Tous trois ont une dimension politique qui renvoie à des systèmes de représentation adossés à des appartenances identitaires plus ou moins revendiquées. Au nom de quoi les agresseurs se sont-ils sentis autorisés à proférer des insultes ou à frapper autrui? Au nom de «leur» culture, de «leur» religion, qui, dans l’un ou l’autre cas, pourrait être un islam insupportablement rabaissé à des fonctions de police des mœurs? Au nom d’une logique de territoire?
Ce qu’il y a de particulier dans cette suite de cas, c’est que des individus ne se contentent pas de penser du mal des homos, des personnes transgenres ou des femmes en «tenue légère», mais passent à l’acte, avec des coups, avec des mots. Ce point a son importance: c’est une chose d’avoir une opinion, c’en est une autre de la manifester violemment.
Ainsi, il y a une différence entre une remarque ou un lapsus antisémite et un assassinat antisémite. On s’arroge des tâches de milice, on tue ou l’on frappe lorsqu’on estime être en droit de le faire, en raison d’une idéologie, religieuse ou non. Or, ces dernières décennies, en Europe, singulièrement en France, l’idéologie ayant accompagné des passages à l’acte avait pour nom l’islamisme, où le ressentiment a la puissance explosive du gaz. Les menaces d'attentats, des attentats parfois déjoués, côté ultra-droite en Europe, datent de ces attaques menées au nom de l'islam.
Saint-Denis, Toulouse, métro parisien: à chaque fois, des médias ou des individus sur les réseaux sociaux, quand ce ne sont pas les victimes elles-mêmes, ont condamné la «récupération» par l’extrême droite, ce qui peut donner l’impression d’un renvoi dos-à-dos. Or l’extrême droite, dont on ne sait plus parfois ce qu’elle recouvre exactement, n’est en cause ni à Saint-Denis, ni à Toulouse, ni dans le métro parisien vendredi dernier. D’autant que les victimes peuvent être tout aussi bien de la même origine ou religion supposée que leurs agresseurs. Le problème n'est donc pas consubstantiel à l'origine ou à la religion, mais à des affirmations identitaires exacerbées et ne pouvant être tolérées.
Le concept d’intersectionnalité des luttes, à laquelle elle s’accroche comme à une bouée et se fie comme à une boussole, qui fait de la religion, de l’origine ethnique, de l’orientation sexuelle et maintenant du genre un ensemble de causes pouvant faire alliance contre le «patriarcat blanc», est une faillite complète. Cet appareil à non-stigmatisation des minorités ne marche pas, tant il confond les registres.
A la place, il faut oser hiérarchiser entre ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas, oser mettre des limites à l’ordonnancement religieux de la vie sociale. Insoupçonnable de tout racisme, l’ex-conseillère fédérale Simonetta Sommaruga, socialiste, avait opposé un «non» catégorique à deux élèves musulmans de Bâle-Campagne qui demandaient à être dispensés de serrer la main de leur maîtresse d’école. C'était en 2016, Daech n'était pas encore défait.
Celle qui dirigeait alors le Département de justice et police ne s’appuyait sur aucune loi pour refuser cette dispense aux deux écoliers, mais sur l’usage, la civilité, la coutume, toutes choses ici acceptables et sans lesquelles il n’y aurait pas de véritable vivre-ensemble. En s’abstenant de dire que certaines pratiques sont ainsi et pas autrement, la gauche fuit ses responsabilités et laisse à la droite et à l’extrême droite le plus ingrat.
Agiter la récupération de l’extrême droite dans les trois agressions évoquées plus haut ne résoudra rien. Cela avait un sens de le faire dans l’assassinat, en octobre 2022, de la petite Lola par une femme dont on ne sait quels motifs l’animaient.
L’extrême droite avait exploité cette mort de façon indécente. Mais là, à Saint-Denis, à Toulouse ou dans le métro parisien, on est en face d'actes politiques en totale contradiction avec les acquis de la vie en Occident, qui protège l'intégrité et l'intimité des individus. Cela doit être dit. Par la gauche.