Le district de Sonneberg, dans le Land de Thuringe, aux confins de la Bavière, était inconnu de la quasi-totalité des Allemands. Ce n’est plus le cas depuis l’élection, dimanche, devant le parti chrétien-démocrate CDU, d’une majorité AfD. L’AfD est ce parti d’extrême-droite ou, si l’on préfère, populiste, dont l’acronyme en français veut dire Alternative pour l’Allemagne. Créé en 2013, il s’adjuge donc, pour ses dix ans d’existence, un petit bout de Germanie (un terme auquel il ne doit pas être insensible).
Cette arrivée au pouvoir de l’AfD, fût-ce dans une modeste collectivité locale, à mi-chemin de la commune et du Land, est une première en Allemagne, si l’on excepte l’élection d’un maire AfD en janvier dernier, à Moxa, un village de 78 habitants, en Thuringe déjà. La Thuringe, Land verdoyant, une sorte de Jura barrant telle une moustache la carte de l’Allemagne, s’affirme comme le principal laboratoire de l’extrême droite dans le pays. Là où elle est aussi réputée la plus dure, la moins policée. Là où le «barrage républicain» qui lui était opposé n'aura, cette fois-ci, pas tenu.
Comme le dit ce journaliste du quotidien Freies Wort joint par watson officiant à Suhl, dans le sud thuringeois, «l’AfD n’est ici pas tabou». Elle l’est à peu près partout ailleurs en Allemagne dès lors qu’il s’agit de la porter au pouvoir. Fondée à Berlin, eurosceptique et nationaliste, devenu covido-sceptique, bref, antisystème, l'AfD est principalement ancrée dans les Länder de l’ex-République démocratique allemande.
La Thuringe est certes le Land où le salaire moyen est le plus bas d’Allemagne. Mais cette donnée matérielle est loin d’expliquer à elle seule le vote AfD. Les raisons sont avant tout subjectives. C’est comme si l’éveil au monde libre au sortir de la guerre froide, en 1989, en particulier en Thuringe, engoncée dans sa géographie toute en forêts, avait été trop brusque.
Le vote AfD est pour beaucoup la manifestation d’un ressentiment, celui d’être passé à côté de quantités de choses, d’avoir été privé d'une vraie vie. L’AfD est en partie l’expression d’une honte de soi qu'il s'agit de dépasser, l'affirmation que ce qu'on a vécu sous l'Allemagne de l'Est, n'était, au fond, pas si nul qu'on l'a dit et pensé soi-même.
Beaucoup votent AfD parce qu’ils veulent le rétablissement d’une Allemagne grande et forte, d'une Allemagne qui les grandirait eux-mêmes, d'une Allemagne qu’ils s’imaginent aujourd’hui empêchée d’agir et d’être «elle-même». Cet «elle-même» est évidemment source d’inquiétude dans un Etat marqué par son passé nazi. Des partisans de l'AfD ont vu dans Donald Trump un modèle et dans son «Make America Great Again» un signal pour un «Make Germany Great Again».
Tout cela renvoie passablement à des situations à la fois individuelles et collectives, celles d’électeurs noyant leur inconsolable mélancolie dans des rêves de grandeur. C'est inquiétant, car face au ressentiment, les idéaux démocratiques sont rarement de taille.