Avec le temps, va, tout s’en va, chantait Léo Ferré. Et tout revient, ajoutera-t-on. Rien n’est acquis, rien n'est stable. Steven Spielberg fait partie de ces personnes qui ont compris l’importance de graver les heures tragiques de l’Histoire dans le disque dur de la mémoire. Afin que les récits des témoins restent après leur mort. Comme autant de preuves.
La fondation Shoah créée par le cinéaste a collecté 50 000 témoignages. «50 000 interviews filmées, qui durent chacune entre deux et quatre heures, ont été menées dans 31 langues, du bulgare à l'ukrainien», rapportait Le Temps en 1998
Dans son film «Il faut sauver le soldat Ryan», qui raconte la mission d’un groupe de soldats américains chargés de retrouver et d'extraire du champ de bataille le dernier fils d’une mère qui en a déjà perdu quatre au combat, Spielberg entend donner son sens, le seul possible, au débarquement allié du 6 juin 1944, dont on commémore cette année les 80 ans. Ce sens, c’est celui de l’humanité triomphant de la barbarie. La barbarie nazie, mais celle, aussi, de la guerre proprement dite: pour épargner une peine indicible à une mère, des soldats iront jusqu’à faire don de leur vie.
Le seul sens possible? Les événements tragiques comme les guerres ne peuvent pas avoir plusieurs sens. La Russie de Poutine peut invoquer l’humiliation née de la chute de l’URSS, elle ne peut pas faire passer sa guerre d’agression en Ukraine pour une guerre de libération.
L’un des maux de l’époque est le relativisme, qui veut que tout se vaut, du moins, que tout peut être abordé à plat, sans a priori. On le voit dans le journalisme aussi, où le fact-checking, pourtant nécessaire contre les fake-news et autres vérités alternatives, a tendance à mettre les faits à égalité, alors que ce qui importe, c’est leur sens, leur hiérarchie.
Le rapport avec le débarquement de juin 44? Le sens du sacrifice des soldats tombés contre le nazisme nous oblige à ne pas tout mélanger, à distinguer, à juger, à comprendre, à sauvegarder, n'en déplaise aux wokes. Surtout, à combattre le révisionnisme, toujours teinté de négationnisme, dont l’objectif est de changer l’échelle des valeurs: la victoire sur le nazisme serait celle des puissances de l’argent, la Shoah aurait fait l’affaire des juifs, Israël serait l’expression du diable, etc.
Ces théories reprennent du poil de la bête depuis le massacre du Hamas du 7 octobre et trouvent des adeptes à droite comme à gauche. Alain Soral, sous enquête dans le canton de Vaud pour antisémitisme, croit que le moment de sa revanche est venu. Le slogan «Soral a raison» connaît un certain succès sur les réseaux. Comme si, dans sa guerre contre le Hamas, Israël tombait le masque.
C’est ici qu’il faut distinguer entre les dérives meurtrières de l’actuel gouvernement israélien à Gaza, le mépris dans lequel les colons tiennent les Palestiniens de Cisjordanie, et le droit du peuple juif à disposer d’un Etat qui s’appelle Israël, aux côtés d’un Etat palestinien.
Enfin, à quelques jours des élections européennes, le débarquement du 6 juin 1944 nous rappelle que la désignation d’un bouc émissaire, les juifs, les musulmans, les pauvres ou les riches, appartient au registre de ce qui fut combattu et vaincu sur les plages de Normandie.