Sur la tribune derrière Vladimir Poutine sur la place Rouge à Moscou, de jeunes hommes se tiennent au garde-à-vous. A côté de lui, de frêles vieillards ont rabattu les capuches de leurs vestes sur la tête. Lors des «jours de victoire» sur l'Allemagne nazie, le président russe aime se montrer entouré d'anciens combattants. L'image de ce jeudi souligne la manipulation de l'histoire à laquelle Poutine se livre. En témoigne aussi son discours devant près de 9000 soldats et suivi par des millions de téléspectateurs.
Les vétérans sont les rares témoins encore vivants de la Seconde Guerre mondiale, de la «Grande guerre patriotique», comme on l'appelle en Russie. Les jeunes, ce sont ceux que Poutine a honorés pour leurs «mérites» à Boutcha, la ville ukrainienne devenue le symbole des atrocités, notamment en raison des massacres perpétrés par l'armée russe.
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Pour le chef du Kremlin, son «opération militaire spéciale» n'est que la suite de la Seconde Guerre mondiale. Une trajectoire qu'il trace plus précisément que jamais, alors que des flocons de neige saupoudrent l'emblématique place.
Le 9 mai est une journée identitaire dans laquelle chacun se retrouve indépendamment de ses convictions politiques. La Seconde Guerre mondiale a fait 27 millions de victimes dans l'Union soviétique – incluant aujourd'hui des pays qui ne font plus partie de la Russie –, touchant donc chaque famille quasiment sans exception. Mais l'Etat s'est emparé depuis longtemps de la mémoire et du deuil des morts et des blessés. La commémoration s'est transformée en mots d'ordre percutants, en slogans à la gloire de la «Russie invincible».
Le défilé de la place Rouge est un rituel annuel débordant de rhétorique néo-militariste, au cours duquel Poutine tente, à demi-mots, de se venger de ceux qui ne sont pas d'accord avec sa vision des choses. Il lance, depuis son pupitre:
Il tord l'histoire en affirmant que l'Union soviétique était totalement livrée à elle-même durant les trois premières années de la guerre de 39-45.
Il abandonne ainsi l'idée d'une victoire dûe à la coalition anti-hitlérienne. Tout comme l'aide énorme à l'armement fournie à l'époque par les Etats-Unis. Il remercie en revanche «l'esprit de résistance et le courage du peuple chinois». L'Occident veut oublier les leçons de la Seconde Guerre mondiale, affirme Poutine et menace:
Il qualifie les soldats qui se battent en Ukraine de héros, qui poursuivent le combat des ancêtres. «Nous nous inclinons, aujourd'hui, en mémoire de tous ceux dont la vie a été emportée par la Grande Guerre patriotique», dit-il. En guise de rappel à l'appareil de propagande, des journalistes russes indépendants ont publié la liste des hommes et des femmes ukrainiens (alors citoyens soviétiques) qui ont survécu aux bombes de 39-45 avant de finalement périr dans les offensives actuelles de l'armée russe.
Ni Poutine ni les hommes et femmes convaincus par sa rhétorique qui se tiennent là avec leurs enfants, le long des barrières, dans les rues de Moscou pour acclamer leurs «héros» ne pensent à ces gens.
«Nous devons montrer à ces crapules ce qu'elles valent», dit l'un d'eux sur le Nouvel Arbat, boulevard non loin du Kremlin. Une soixantaine de véhicules militaires paradent devant eux. D'autre observent avec plus d'attention, comme ce jeune homme en veste de camouflage, qui confie à son ami:
Plus loin, d'autres sont enveloppés dans des drapeaux russes, font des signes aux soldats. «Un tank seulement?», demande un enfant de cinq ans, juché sur les épaules de son père. «Ne sois pas déçu, crie juste "hourra"», conseille ce dernier au petit garçon en le faisant redescendre. Dans la neige, ils se dirigent vers le métro. Le balai des déneigeuses orange reprend.
(Traduit et adapté de l'allemand par Valentine Zenker)