Lorsqu’un couple se déchire au tribunal, la plupart du temps, l’enjeu porte sur la garde des enfants, le montant de la pension alimentaire ou encore le vase en porcelaine héritée de la tante Germaine. C'est loin d'être le cas de Sam Bankman-Fried et de son ex-petite amie, Caroline Ellison.
Ce mardi, dans la salle d'audience du tribunal de Manhattan, les anciens partenaires se sont rejetés calmement la faute de l’effondrement de leur empire financier de plusieurs milliards de dollars, à l'occasion d'un procès retentissant pour fraude. L'une des pires de l'histoire américaine, juge la presse économique. Et pour lesquelles Sam Bankman-Fried, «SBF», risque la perpétuité.
C'est peu dire que le témoignage de son ancienne partenaire, en affaires comme en amour, était attendu au cours de ce procès qui a démarré à New York la semaine passée.
C'est pendant l'heure du déjeuner, mardi, que la témoin capitale aux yeux des procureurs fédéraux s'est présentée au tribunal. Eternelles lunettes trop larges vissées sur le nez, blazer gris et robe rose fané, la jeune femme de 28 ans s'est avancée dans la salle d'audience, sous les yeux attentifs de l'assistance. Une fascination qui ne serait pas différente si elle était une jeune mariée.
La seule personne dans la salle qui ne semble guère disposée à la regarder n'est autre que son ancien amant et patron, Sam Bankman-Fried. C'est à peine s'il incline la tête à son passage. Il sera pourtant bien obligé de confronter son regard. Quelques instants plus tard, lorsque Caroline monte à la barre, un procureur lui demande d'identifier l'accusé dans la pièce. La jeune femme, petite, est forcée de se lever. Elle se retourne, fronce les sourcils. Impossible de reconnaître la tignasse de son ex, plus courte que dans son souvenir, au milieu de cette foule de jurés et d'avocats.
Au bout de 30 longues secondes, elle finit, enfin, par le désigner du doigt.
Un an s'est écoulé depuis qu'ils se sont vus pour la dernière fois. Depuis leur société et leurs rêves se sont effondrés, emportant, dans un déluge virtuel, les dépôts de leurs clients.
Avant tout ça, le procès, la fraude, Caroline, c'était juste une «intello stéréotypée» qui faisait plus jeune que son âge. Une «nerd», addict aux concours de mathématiques, son blog, aux bouquins et à Harry Potter. Une enfant surdouée élevée dans le microcosme universitaire, par deux profs d'économie au prestigieux MIT, dont l'intelligence précoce l'isole des autres enfants. D'anciens camarades décrivent une personnalité calme, timide, socialement maladroite - mais dénuée ni d'ego ni d'aplomb. En tout cas, pas le profil-type d'une future arnaqueuse internationale.
Quelques années plus tard, Caroline a toujours l'air d'avoir 15 ans lorsqu'elle termine ses études de maths à Stanford et d'obtenir un poste dans un fonds spéculatif traditionnel très lucratif à Wall Street. C'est autour d'un café que Sam Bankman-Fried la convainc de tout plaquer pour le rejoindre dans sa nouvelle entreprise. L'ancien élève du MIT est en train de bâtir une société de capital-risques, sur la base des principes de l'altruisme efficace – une philosophie de niche à laquelle ils adhèrent tous les deux.
C'est vendu. La jeune trader suit ce camarade de deux ans son aîné dans la Silicon Valley. Elle y découvre Alameda Research, une jeune startup en guerre nettement plus instable que prévu, qui affiche déjà un déficit de 4 millions de dollars. Le choc est brutal. Dès la première semaine, raconte le journaliste Michael Lewis qui a consacré un livre à Sam Bankman-Fried, Caroline appelle sa mère en larmes.
Pourtant, contre toute attente, Alameda rebondit. En 2021, enivré par ce succès, Sam cède les rênes à Caroline en tant que co-PDG, pour mieux se consacrer à son nouveau bébé, FTX, sa société qui permet aux clients d’acheter et de vendre des cryptomonnaies. Le début de l'engrenage.
Le couple vient alors de marquer une énième pause dans leur relation. Car, depuis 2018, les deux petits génies «couchent ensemble de temps en temps». Une relation en dent-de-scie, ponctuée d'autant de ruptures que de retrouvailles.
Quelques mois après sa promotion à la tête d'Alameda Research, alors que Caroline subit son poste de directrice sans plaisir, le couple recommence à se fréquenter discrètement. Selon la jeune co-PDG à son audience, elle a soif de reconnaissance et attend plus de stabilité au milieu de cette relation inégale.
Dans l'espoir de convaincre son amant d’afficher publiquement, elle lui fera même parvenir un document Google sur ses «sentiments romantiques assez forts», qui lui expose diplomatiquement les avantages et les inconvénients. C'était mal connaître Sam Bankman-Fried, aussi socialement inadapté qu'elle. En guise de réponse, il déménage leur entreprise à Hong Kong et lui adresse un message laconique.
Mardi, durant plus de quatre heures, c'est d'une voix douce et posée, ponctuée parfois de longs «euh...», que Caroline Ellison a décrit ces années intenses d'amours inégales et de collaboration tendue. Derrière la douceur, le témoignage est impitoyable. D'entrée de jeu, l'ex-trader déroule la longue liste des délits commis dans le cadre de son travail à Alameda Research. Fraude, blanchiment d'argent, détournement de fonds... «Oui, nous l'avons fait», confirme-t-elle au procureur.
Caroline tient sa revanche. Au long de cet après-midi d'interrogatoire, elle livre des détails accablants sur la situation financière de plus en plus précaire d'Alameda. Un gouffre financier dont ils sont conscients depuis le début. Ce qui n'a pas empêché son amoureux de siphonner près de 14 milliards de dollars à ses clients de FTX, à leur insu, pour rembourser les prêts, financer des investissements et empêcher Alameda de s'effondrer.
Un risque dont Sam Bankman-Fried s'accommode aisément, selon son ancienne compagne. Au contraire, le petit génie adore jouer avec les probabilités. Après tout, affirme-t-il un jour, «il a 5% de chances de devenir président des Etats-Unis». Un autre, c'est le sort du monde qu'il joue avec une pièce de monnaie. Pile, le monde prend fin. Face, «le monde sera deux fois meilleur».
De la chance, et de bons avocats, Sam Bankman-Fried en aura besoin pour éviter d'être reconnu coupable des sept chefs d'accusation fédéraux dont il est accusé. Il encourt jusqu'à 110 ans de prison. En attendant, Caroline Ellison qui, de son côté, a déjà plaidé coupable de fraude et accepté de coopérer avec les procureurs en échange d'une réduction de peine, sera de retour à la barre ce mercredi. La vengeance est un plat qui se mange froid, et sur la longueur.