C'est bien connu, les Américains ont un sens particulier de la dramaturgie. Alors, pour comprendre comment leur démocratie bien-aimée a failli sombrer dans les ténèbres et le chaos le plus complet, ils ont vu les choses en grand. Résultat: une série d'audiences publiques ultra-médiatisées, étalées sur plusieurs jours, diffusées sur la plupart des grandes chaînes d'info du pays. Objectif: comprendre les circonstances qui ont mené à l'assaut du Capitole, le 6 janvier 2020.
Le premier jour d'audition, le 10 juin 2022, a donné le ton et la couleur: sanglante. Dès les premières minutes, le président de la commission d'enquête (le député démocrate Bennie Thompson), flanqué de la vice-présidente républicaine Liz Cheney, est univoque: l'invasion du Capitole est un complot prémédité par Donald Trump pour rester au pouvoir.
Et pour appuyer ces conclusions, la commission commence sans douceur avec la diffusion de vidéos inédites et extrêmement violentes de cette journée glaçante du 6 janvier.👇
Aux images de flots humains se déversant sur le siège du Congrès américain, succède une série de témoignages accablants. Parmi les plus marquants:
Conclusion de cette première journée: l'élection n'a pas été volée à Donald Trump, et ses proches en étaient parfaitement conscients.
La deuxième audience, le 14 juin, pose la focale sur le jour de l'élection du 3 novembre 2020 et sur les semaines qui ont suivi. Ce soir-là, Donald Trump et Rudy Giuliani, son avocat, un trumpiste de la première heure, décident de contester les résultats du scrutin. Plus gênant: il apparaît que Rudy Giuliani était sous l'emprise de l'alcool au moment des faits.
Au cours de ce second jour d'audience, les proches collaborateurs défilent à la barre pour décrire comment, au fil des semaines, le président battu a manipulé et galvanisé ses troupes à grand renfort d'accusations de fraude électorale.
Au terme de cette seconde journée d'audition, il ressort finalement que Trump a détourné des fonds en lançant un appel aux dons auprès de ses électeurs, pour soi-disant prouver la fraude. 100 millions de dollars récoltés en une semaine, 250 millions au total. «Une énorme arnaque», résume une élue membre de la commission d'enquête.
Le 16 juin, troisième audience. Laquelle se consacre à un personnage précis: le vice-président américain Mike Pence. «Mike Pence a fait preuve de courage, il a dit non et a résisté à la pression de Donald Trump. Nous sommes chanceux qu'il ait eu ce courage. Mais celui-ci l'a exposé à un danger immense, car Donald Trump a retourné sa meute contre lui», a de son côté affirmé, en préambule, le président démocrate de la commission Bernie Thompson.
C'est peu de dire que le vice-président était mis sous pression: un témoin raconte comment Trump le pousse, à d'innombrables reprises, à adhérer à son plan pour renverser l'élection. Ce, au moyen de méthodes pour le moins... indélicates :
Une pression face à laquelle le vice-président ne flanche pas, répliquant qu'il n'a pas l'autorité légale pour procéder à un décompte des votes. Un choix courageux, mais périlleux. En plein assaut du Capitole, la «mauviette» se transforme en gibier de choix pour les émeutiers, qui scandent: «J'ai entendu que Pence était une mauviette! Si c'est une mauviette, il mérite de brûler avec tous les autres!»
Bien que dépeint comme un héros sans lequel la démocratie américaine serait foutue, la star de cette troisième audience a brillé par son absence. Mike Pence ne se trouve pas dans la salle lors de ce troisième jour d'audience.
La quatrième séance, le 21 juin, est marquée par les témoignages de trois républicains conservateurs, et anciens fervents soutiens de Trump:
Tous trois décrivent les tentatives d'intimidation et les menaces exercées par Trump pour les pousser à annuler le vote dans leur Etat.
La méthode? C'est Rudy Giuliani qui est envoyé le premier pour passer les coups de fil aux représentants de l'Etat. Avant de glisser le téléphone entre Trump et de mettre l'appel sur haut-parleur. Auprès de l'élu contacté, les deux hommes insistent conjointement sur les soi-disant fraudes électorales, au bénéfice de Joe Biden. Ils réclament à chaque élu local d'organiser un recomptage, ou d'annuler purement et simplement le scrutin. Chaque refus de suivre les ordres entraînant un flot de menaces... voire pire.
Haut-parleurs en mains et armes à la ceinture, les hommes se pointent dans son quartier pour l'accuser d'être un «pédophile» et un «traître».
Dernier témoignage non moins émotionnel: Wandrea Shaye Moss et sa mère, Ruby Freeman, ex-employées du bureau des élections de l'Etat de Géorgie et chargées de compter les bulletins le soir du scrutin du 3 novembre. Dans une vidéo diffusée après l'élection sur Facebook, Rudy Giuliani les accuse d'avoir trafiqué les résultats et le décompte des votes. En découle une pluie de commentaires injurieux, d'insultes racistes et de menaces de mort.
La voix entrecoupée de sanglots, Wandrea Moss raconte son «impuissance», sa prise de poids de 20 kilos, sa clandestinité de deux mois après que le FBI lui confirme qu'elle n'est plus en sécurité chez elle. Quant à sa mère, Ruby Freeman, elle raconte:
«J'ai perdu mon sentiment de sécurité, tout cela à cause d'un groupe de personnes, à commencer par (Trump) et son allié Rudy Giuliani, qui ont décidé de faire de moi un bouc émissaire, et de ma fille, Shaye, pour faire passer des mensonges sur la façon dont l'élection a été volée».
La cinquième audition publique, le 23 juin, a permis de détailler la façon dont Trump tente, à plusieurs reprises, de mettre la main sur le ministère de la Justice afin d'interférer dans l'élection.
Le comité d'enquête dresse le portrait «d'un ministère de la Justice en difficulté, qui a travaillé frénétiquement pour éviter une crise constitutionnelle provoquée par un président qui refusait de renoncer à son pouvoir», raconte le New York Times.
Dans les semaines qui suivent sa défaite, Trump harcèle les hauts fonctionnaires du ministère de la Justice pour attester d'une fraude électorale généralisée.
Le représentant républicain de l'Illinois et membre de la commission d'enquête, Adam Kinzinger, raconte: «Trump voulait que le ministère déclare que l'élection était corrompue, même s'il savait qu'il n'y avait absolument aucune preuve pour soutenir cette déclaration».
Pour preuve, une pique de Trump lancée dans son bureau:
Face aux refus des fonctionnaires d'obtempérer, Trump trouve donc une autre méthode: il tente de démettre le procureur général par intérim pour le remplacer par un fidèle, Jeffrey Clark, qui adhère aux théories d'une élection truquée et se montre fin prêt à «une ingérence dans les résultats d'une élection présidentielle».
Ce n'est que grâce à une épreuve de force dans le Bureau ovale et devant la menace d'une démission massive au sein du ministère, que Trump se résout à faire marche arrière et à abandonner son plan.
Après cette cinquième séance, le Congrès s'apprête à marquer une pause de deux semaines dans le marathon éprouvant des audiences. A leur retour, les élus devraient dédier une partie des auditions restantes à la radicalisation des militants qui avaient pris d'assaut le Capitole, et à la culture de violence politique au sein de l'extrême droite.
Selon le chef de la commission Bennie Thompson, ces deux autres dates auront lieu «plus tard en juillet». Après cela, il est «toujours possible» que d'autres auditions aient lieu, a-t-il précisé, rappelant que leur calendrier suivait avant tout «l'enquête». La commission, qui «reçoit encore de nouvelles preuves», doit «prendre le temps d'analyser ces informations».
Cette courte pause ne devrait pas calmer l'atmosphère extrêmement tendue qui plane autour de ces audiences. Selon le New York Times, les membres de la commission sont la cible de menaces et bénéficieront probablement d'un service de sécurité.
Adam Kinzinger, par exemple, a dévoilé au Business Insider une lettre (ici 👇) adressée à sa femme, qui menaçait de tuer le couple et leur bébé de cinq mois.
Here is the letter. Addressed to my wife, sent to my home, threatening the life of my family. The Darkness is spreading courtesy of cowardly leaders fearful of truth. Is the what you want @GOP? Pastors?
— Adam Kinzinger🇺🇦🇺🇸✌️ (@AdamKinzinger) June 19, 2022
https://t.co/YimZJcFp4W pic.twitter.com/BBgZ6Teur3