Sens aigu du devoir et charisme obligent, Elizabeth II a joui d'une extraordinaire popularité au cours de son (long) mandat. Mais en tant qu'incarnation parfaite de la monarchie britannique, la monarque a également essuyé des critiques acerbes - le plus souvent dirigées contre l'institution et plus généralement encore contre le rôle de l'Empire britannique, plutôt que contre elle en tant que personne. Dans la culture, la politique ou en Afrique, voici quelques exemples.
L'attitude de John Lydon - plus connu sous le nom de Johnny Rotten, ancien leader du groupe punk Sex Pistols, qui a fait scandale en 1977 avec la chanson God save the queen - constitue un bon exemple. Lydon a avoué en mai 2022 qu'il était toujours un adversaire de la monarchie et qu'il «maintenait son aversion pour elle comme toujours». Mais en même temps, il a déclaré qu'il respectait totalement la reine en tant que personne et a loué son «sens de la dignité».
L'opposition fondamentale à la monarchie vient naturellement des Britanniques de tendance républicaine, dont le nombre a augmenté ces dernières années - malgré la popularité de la reine. Ils peuvent désormais espérer que le nouveau roi Charles III sera loin d'être aussi populaire que sa mère et que le soutien de la monarchie au sein de la population continuera de s'effriter. En Ecosse, par exemple, mais aussi parmi les minorités ethniques, il est déjà nettement plus faible qu'en Grande-Bretagne.
Naturellement, la reine, en tant que représentante suprême de l'Etat britannique, est devenue un objet de haine et une cible pour ses adversaires. L'Armée républicaine irlandaise (IRA) avait déclaré en 1974 dans une interview au Spiegel que la reine, en tant que «chef d'Etat d'une nation ennemie», était également une cible potentielle d'attentats. «Elle est tout autant un ennemi que n'importe quel soldat britannique.» A l'époque, le conflit en Irlande du Nord était encore une guerre civile sanglante, et en 1979, l'IRA a effectivement réussi à toucher personnellement les Windsor: Lord Louis Mountbatten, l'oncle préféré de la reine, a été assassiné.
Mais l'accord du Vendredi saint en 1998 a mis fin à la phase violente du conflit en Irlande du Nord et, dans le cadre du processus d’apaisement, la reine est devenue en 2011 le premier chef d'Etat britannique à se rendre en République d'Irlande depuis son indépendance en 1921.
Quoique l'animosité irlandaise à l'égard de la monarchie britannique ait diminué, de plus en plus de voix se sont élevées ces dernières années sur la manière dont la famille royale traite l'héritage colonial de l'Empire britannique - et la question du racisme qui y est étroitement liée. La reine, qui s'est toujours considérée comme la gardienne des traditions et la garante du Commonwealth, n'a guère pu contrer ces critiques et a généralement préféré garder le silence.
Lorsque Elizabeth II est montée sur le trône, l'Empire britannique était encore, pro forma, un impressionnant empire colonial. Ce, même si son joyau - l'Inde britannique - avait déjà obtenu l'indépendance en 1947 sous la forme des Etats de l'Inde et du Pakistan. Dans les années suivantes, l'Empire s'est réduit comme peau de chagrin. Aujourd'hui, il ne reste plus qu'une toute petite partie de l'empire colonial qui s'étendait autrefois sur le globe. Le processus de décolonisation et les séquelles de l'époque coloniale ont également touché la monarchie britannique.
En 1961, la reine s'est rendue au Ghana, première colonie d'Afrique subsaharienne à avoir accédé à l'indépendance de la Grande-Bretagne en 1957. Avant le voyage, il y avait des réserves. D'une part en raison de la sécurité de la reine, compte tenu de la situation politique tendue au Ghana, d'autre part en raison des craintes que sa visite puisse être interprétée comme un soutien au président Kwame Nkrumah, au régime de plus en plus autocratique. Elle a toutefois obtenu gain de cause, notamment parce qu'il était important de maintenir le Ghana au sein du Commonwealth.
Certaines voix en Afrique et dans les milieux anti-impérialistes ailleurs ont dénoncé la visite de la reine comme un complot visant à maintenir la mainmise sur l'ancienne colonie. Et sa danse légendaire avec Nkrumah n'aurait été destinée qu'à fournir la preuve photographique que la monarchie n'était pas raciste.
En comparaison avec le Ghana, la décolonisation du Kenya a été beaucoup plus sanglante. Dans la colonie d'Afrique de l'Est, l'indépendance, devenue réalité en 1963, a été précédée par des années de guerre - celle des Mau Mau, la plus sanglante et la plus longue de l'Empire dans la phase de décolonisation. Entre 1952 et 1961, les Britanniques ont entassé des centaines de milliers de Kényans dans des camps. Au moins 90 000 personnes auraient été torturées, mutilées ou exécutées - dont le grand-père kényan de Barack Obama.
Il n'est guère surprenant qu'à l'annonce de la mort de la monarque, qui représentait déjà l'Empire à l'époque, de vieilles cicatrices redeviennent douloureuses:
Reminder that Queen Elizabeth is not a remnant of colonial times. She was an active participant in colonialism. She actively tried to stop independence movements & she tried to keep newly independent colonies from leaving the commonwealth. The evil she did was enough https://t.co/SDGi0boCzx
— Nsafoa's Feminist Duck 🏳️🌈 (@YaaAsantewaaBa) September 8, 2022
my grandfather was that kikuyu people in central kenya so there's nothing to mourn
— 10k (@keijonkariuki) September 9, 2022
The Devil has a new homie and we have one less false idol pic.twitter.com/jaycoxGvkj
— David Clark (@Detroit1906) September 9, 2022
Après tout, la reine semble avoir été une opposante au système de l'apartheid, introduit dans les années 1940 dans le dominion britannique d'Afrique du Sud et condamné internationalement à partir des années 1970. Du moins, le Sunday times rapportait en 1986 que la monarque était «consternée par l'insensibilité de Thatcher», qui refusait d'imposer des sanctions sévères contre le régime de l'apartheid. Le palais de Buckingham a bien sûr immédiatement démenti - la reine britannique devait se tenir à l'écart de la politique.
Des voix s'élèvent également en Afrique du Sud pour adresser de sévères reproches à la reine à la suite de son décès:
EFF Statement On The Death Of Queen Elizabeth pic.twitter.com/YlBhG2uXno
— Economic Freedom Fighters (@EFFSouthAfrica) September 8, 2022
Le «Congress of traditional leaders of South Africa» (Contralesa) a exprimé ses condoléances à l'occasion du décès de la reine. Le secrétaire général, Zolani Mkiva, a toutefois souligné:
C'est un diamant à la valeur inestimable qui a achevé d'échauffer les esprits. Selon plusieurs accusations, le Cullinan, le plus gros diamant jamais trouvé et dans lequel ont été taillés les deux diamants (Great et Lesser Star of Africa) qui ornent aujourd'hui le sceptre et la couronne du monarque britannique, aurait été volé.
The British claim that it was given to them as a symbol of friendship and peace yet it was during colonialism. The British then replaced the name "The Great Star of Africa" with name of Chairman of Mine "Thomas Cullinan". pic.twitter.com/meudRY6D8O
— Africa Archives ™ (@Africa_Archives) September 8, 2022
that diamond on her crown was stolen in south africa
— toxic dark man (@darkheartedman1) September 9, 2022
Mais l'une des taches noires les plus lourdes de conséquences dans l'histoire coloniale britannique est le commerce transatlantique des esclaves. Les Britanniques y étaient impliqués à grande échelle: ils possédaient la plus grande flotte de navires négriers du monde. Liverpool était considérée comme la «capitale du commerce des esclaves» avec le plus grand marché aux esclaves du monde.
La Grande-Bretagne a été l'une des premières nations à interdire le commerce des esclaves (1807) et l'Empire a fait beaucoup d'efforts pour faire respecter cette interdiction. Mais son héritage est encore douloureusement perceptible aujourd'hui. Citons cet épisode en mars dernier, lorsqu'une foule en colère dans la capitale jamaïcaine de Kingston a profité d'une visite du prince William et de son épouse Kate pour exiger des excuses et des compensations pour les 300 ans d'esclavage en Jamaïque. L'artiste jamaïcain Beenie Man a déclaré à l'émission de télévision Good morning Britain: «Tout tourne autour de la reine, la reine sert, la reine fait ceci et cela, mais que font-ils pour la Jamaïque? Ils ne font rien pour nous».
Certaines personnes originaires des pays d'où venaient les esclaves ou de ceux où ils ont été déportés, n'apprécient guère les visites des membres de la famille royale britannique. Tout au contraire, elles les perçoivent comme des «white saviors», qui prêtent attention aux peuples prétendument moins développés et veillent au savoir et au progrès.
Pour sa part, la reine ne s'est jamais excusée officiellement pour le commerce d'esclaves. Son héritier Charles, devenu le roi Charles III, a reconnu en 2018, lors d'une visite au Ghana, «les atrocités épouvantables de la traite négrière et les souffrances inimaginables qu'elle a causées».
Des critiques ont également été émises à l'encontre de la famille royale en 2020 pour ne pas avoir pris position sur le mouvement «Black Lives Matter» (BLM), se contentant de se murer dans un silence distingué. Un «non-positionnement» historique et imposé qui interdit depuis toujours aux membres de la famille royale de s'exprimer sur des questions politiques. Pourtant, dans le sillage du mouvement BLM, des critiques ont également été formulées à l'encontre de traditions dénoncées comme racistes.
La controverse autour de l'insigne de l'Ordre de Saint-Michel que la reine portait à certaines occasions en est un exemple. Il montre l'archange Saint-Michel posant son pied sur le cou de Satan vaincu. Les critiques ont comparé cela à un blanc se tenant sur le cou d'un noir - ce qui n'est pas sans rappeler la mort de George Floyd à Minneapolis, à l'origine du déclenchement du mouvement BLM.
L'année suivante, la fameuse interview du prince Harry et de son épouse Meghan Markle avec la présentatrice américaine Oprah Winfrey a suscité un gigantesque remue-ménage. Harry y a déclaré que le racisme était une raison importante pour laquelle lui et Meghan, dont la mère est afro-américaine, avaient quitté la Grande-Bretagne. Meghan a enfoncé le clou en dénonçant certains reportages jugés racistes à son sujet dans la presse britannique.
Mais c'est surtout lorsqu'un membre de la famille a demandé à Harry à quel point la couleur de la peau de son fils Archie serait foncée que la limite a été dépassée. Meghan aurait peut-être été l'occasion pour la famille royale de se donner une image plus diversifiée et de prouver son engagement pour une Grande-Bretagne multiculturelle - le virage a été manqué.
L'irritation suscitée par l'attitude des Windsor sur de telles questions est réapparue au cours des dernières heures, dans les commentaires après la mort de la reine. Ainsi, l'ancien joueur de l'équipe nationale anglaise Trevor Sinclair a demandé dans un tweet rhétorique pourquoi les personnes noires devraient pleurer le décès de la monarque. Des commentaires jugés inappropriés ou irrévérencieux qui ont vite fait l'objet de critiques: Trevor Sinclair a supprimé son tweet après avoir été sévèrement critiqué.
(Traduit de l'allemand par Léon Dietrich)