Aller fouiller dans le passé de Guo Wengui relève du parcours du combattant - tout aussi sportif que d’atteindre le sommet de son appartement de Manhattan, au 18e étage, sans ascenseur et muni d'une fourchette.
Selon ses propres affirmations et les versions diverses et variées de sa biographie, il serait né un 2 février, un 10 mai ou un jour (indéterminé) du mois de juin. Même combat pour l'année de naissance: le milliardaire chinois serait âgé de 51 ans, 52 ou 53 ans.
On ignore jusqu'à son vrai prénom. Serait-ce Guo Wengui? Guo Haoyun? Ou encore Ho Wan Kwok, Miles Kwok ou Miles Guo, pseudos qu’il a également utilisés?
Décidément, beaucoup d'inconnues pour une figure aussi mystérieuse que clivante, passée par toutes les étiquettes, de «lanceur d'alerte» à «provocateur d'extrême droite» pro-Trump.
Voici ce que l'on sait. Enfin, presque.
A l'écouter, Guo Wengui a grandi au sein d'une famille pauvre de huit enfants, dans une ville minière de la province de Jilin, au nord-est de la Chine. Dépourvu d'autres talents que celui de la conversation, ce fils d’ouvrier (c’est ce qu’il dit) abandonne ses études et se marie dans la foulée, vers l'âge de 14 ans.
En 1989, Guo passe par la case prison. La raison varie. D'aucuns avancent qu'il aurait été bêtement arrêté pour fraude. Lui-même prétend que c'est un don de 1000 dollars à des militants étudiants pro-démocratie, qui lui aurait valu la colère des autorités chinoises.
Au lendemain de la répression de la place Tiananmen, un agent trop zélé venu l'arrêter tire sur son épouse et leur bébé âgé de quelques mois. En tentant de s'opposer, le jeune frère de Guo meurt sous les coups de feu.
Deux ans plus tard, c'est un Guo transformé et définitivement remonté contre le gouvernement chinois qui sort de cellule. L'ancien détenu s'est juré de devenir un «défenseur persistant et courageux contre la kleptocratie chinoise» - mais surtout, un promoteur immobilier et un investisseur prospère.
Si les récits divergent, tous s'accordent sur le fait que Guo s'est enrichi en fondant plusieurs compagnies d'investissement, dont la Beijing Morgan investment company et la Beijing zenith holdings. A Pékin, l'entrepreneur se taille parmi ses adversaires financiers une réputation d'impitoyable «dieu de la guerre».
La légende raconte que, en 2006, au moment d'acquérir la propriété du Pangu Plaza, un célèbre building pékinois, le promoteur se heurte au refus du vice-maire de la ville. Le différend est résolu lorsque Guo remet au gouvernement une cassette d'une sex tape entre son opposant et sa maîtresse. Accusé de corruption et de mener une «vie décadente», le vice-maire est condamné à mort avec sursis. Guo, lui, obtient son permis.
Après cet épisode, le récit de la vie et du business florissant de Guo se brouille. Entre affaires d'espionnage, de corruption, maîtresses et scandales sexuels, Guo ne manque pas d'anecdotes incroyables et savoureuses à raconter sur son passé.
Un jour d'hiver de 2015, à New York, le conseil d'administration du Sherry Netherland Hotel reçoit une candidature inhabituelle. Elle provient d'un homme d'affaires qui se présente sous le nom de Miles Guo. L'individu se propose de racheter l'unité la plus chère du bâtiment, avec 68 millions de dollars en espèces.
En guise d'argument, «Miles Guo» pose aussi sur le bureau plusieurs lettres de recommandation. L'une émane d'UBS et le décrit comme un «gentilhomme modeste au cœur chaleureux». Une autre, signée de l'ancien premier ministre britannique Tony Blair, loue un homme «honnête, direct, avec un goût impeccable».
Peu de temps après, Guo Wengui pose ses valises et son Loulou de Poméranie, «Snow», dans son nouveau penthouse. Un appartement de plus de 800 mètres carrés, comprenant 6 chambres, 9 salles de bains et 3 terrasses avec vue imprenable sur Central Park.
C'est peu dire que ce quadra exubérant aux costumes Brioni à la coupe aussi impitoyable que son sens des affaires assume son goût du luxe et de la décadence. Entre son yacht à 43 millions, le Lady May amarré sur l’Hudson, son appartement de Londres ou celui de Hong Kong (le «plus grand de la ville», tient-il à préciser) et le financement de ses petites manies (il affirme qu'il ne porte jamais deux fois la même paire de sous-vêtements).
Gonfler de quelques millions le prix réel de son appartement lors d'une interview pour Vice, juste pour le plaisir, ne l'empêche pas d'affirmer ensuite qu'il est «simple» et désintéressé. Bouddhisme oblige, s'il ne s'agissait que de ses propres besoins, il vivrait plus sobrement. Les goûts ostentatoires du magnat chinois ont toutefois une visée bien supérieure: sauver la Chine.
C'est en effet des considérations plus pragmatiques que la jolie vue qui ont poussé le milliardaire chinois à acquérir son perchoir new-yorkais: de sérieux problèmes judiciaires lui pendent au nez dans son pays d’origine. Dans tous les médias chinois, les articles sur ses fraudes et ses relations de connivence douteuses avec des fonctionnaires corrompus fleurissent.
Pour se sortir d'affaire, le milliardaire exilé a une idée: quelques confidences au FBI. En près de deux décennies d'affaires en Chine, Guo a eu le temps de copiner avec les figures du Parti communiste et d'accumuler quelques ragots susceptibles d'intéresser les Américains. «Il savait qui avait des copines, qui avait des petits amis», glisse un ancien responsable du renseignement, qui l'a rencontré, au New Yorker.
La valeur des informations communiquées par l'indiscret milliardaire reste encore très contestée à ce jour.
Vêtu de sa nouvelle cape de dissident politique, Guo Wengui se jette à corps perdu dans un vaste «mouvement de dénonciation» de la corruption généralisée au sein du Parti communiste. Sa campagne médiatique assidue le projette sur toutes les Unes du New York times au Wall Street journal, en passant par le Guardian.
Après les médias traditionnels, c'est sur les réseaux sociaux que Guo lance sa seconde salve contre l'élite chinoise. En janvier 2017, peu après l'investiture de Donald Trump, celui qui se décrit comme un «pionnier» dans la lutte pour les droits de l'homme active un compte Twitter et lance sa chaîne Youtube.
En direct depuis son penthouse ou le pont du Lady May, en plein exercice sur son tapis de course, séance de câlins avec son fidèle Snow ou démonstration culinaire, il aligne les vidéos et les accusations scandaleuses contre plusieurs figures emblématiques du Parti communiste chinois (PCC).
Difficile de dire si ce sont les allégations salaces (souvent invérifiables) du bavard milliardaire ou son style décontracté qui régalent le plus les internautes. Reste que ses comptes drainent bientôt des centaines de milliers d'adeptes - et résonnent particulièrement auprès des expatriés chinois pro-Trump, séduits par la rhétorique et les critiques acerbes du nouveau président envers la Chine.
S'il fait un carton sur la Toile, dans la vraie vie, Guo est loin de susciter l'unanimité au sein de la communauté des dissidents et militants pour la démocratie chinoise. Désigné tour à tour comme un atout pour le FBI, un espion, voire les deux à la fois, il est visé par de nombreuses enquêtes et poursuites dès son arrivée en Amérique.
Il est vrai qu'il y a de quoi nourrir quelques soupçons sur les intentions de ce défenseur des droits humains 2.0. Lors d'une perquisition effectuée dans son penthouse en 2019, le FBI déniche pas moins de 96 téléphones portables, dont la moitié environ dissimulée au fond d'un coffre-fort coupé du réseau.
Mais si on peut au moins affirmer une chose au sujet de Guo, c'est qu'il ne s'est jamais départi de son sens du business. Poser en combattant de la liberté? Un excellent slogan marketing dont il ne s'est pas privé. En 2020, l'aspirant styliste et musicien sort son premier morceau, Take down the CCP («Faire tomber le PCC»), avec un clip où il exhibe cigares et Lamborghini. En parallèle, il vend ses polos zippés en coton pour 1265 dollars pour sa propre ligne de vêtement, G-fashion.
Autant dire que depuis que Guo se positionne comme le nouveau défenseur du monde libre et victime innocente des menaces de mort du régime, sa présence aux Etats-Unis est source d’une belle brochette d’incidents diplomatiques internationaux. Depuis des années, la Chine réclame à cor et à cri son extradition - sans succès, jusqu'à présent.
Heureusement pour lui, le militant s'est trouvé quelques soutiens politiques de premier plan pour assurer sa pérennité et son influence sur le sol américain.
Sa réputation le précède auprès de Steve Bannon, l'influent stratège de Donald Trump. Avant même de faire sa connaissance, le complotiste d'extrême droite a suffisamment entendu parler du milliardaire pour le qualifier de «Donald Trump de Pékin».
Les deux hommes se rencontrent en août 2017, peu après l'expulsion de Bannon de la Maison-Blanche. Malgré les évidentes différences de style entre le fringuant magnat chinois et l'obscur conseiller politique aux cheveux froissés, le coup de foudre amical est immédiat. Une alchimie telle qu'ils décident de co-fonder GTV media group, une plate-forme d'information alternative qui, malgré ses propos fumeux à la véracité hautement discutable, leur rapportera des centaines de millions de dollars.
Au moment de la présidentielle de 2020, les entreprises de Guo auraient financé à hauteur de centaines de milliers de dollars les conseillers de Trump, dont les avocats Rudy Giuliani et L. Lin Wood, qui ont uni leurs efforts pour renverser le résultat de l'élection.
Son arrestation marque un autre chapitre dans la trépidante saga de Guo Wengui. Le milliardaire a été inculpé mercredi, à l'aube, dans son penthouse new-yorkais. Selon le procureur, il aurait escroqué ses abonnés dans une vaste et complexe fraude à hauteur d'un milliard de dollars.
L'acte d'accusation, long de 38 pages, détaille comment Guo aurait dépensé plus de 300 millions de dollars en voitures de sport, tapis persans, porte-bûche de cheminée à 53 000 dollars ou encore matelas en crin de cheval à 36 000 dollars pièce. Sans oublier un fastueux manoir dans le New Jersey et les frais d'entretien de son yacht, le bien-aimé Lady May.
Quelques heures seulement après son arrestation, un incendie s'est déclenché dans l'appartement du 18e étage du Sherry Netherland Hotel.
Guo, pour sa part, a passé la nuit en prison, après avoir plaidé non coupable. Sous le coup de onze chefs d'accusation, dont complot, fraude électronique, fraude boursière et blanchiment d'argent, il encourt jusqu'à 20 ans de prison.
L'histoire ne dit pas où Snow, le Loulou de Poméranie, a passé la nuit. Une prochaine histoire à raconter, peut-être, pour Guo Wengui.