22 novembre 1963, peu avant 8h30. Dans la suite 850 de l'Hôtel Texas, à Forth Worth, Jackie Kennedy achève sa toilette. Une dernière épingle dans les cheveux pour maintenir son chapeau casemate en place. Couleur framboise, pas fraise, contrairement à ce que certains journaux ont pu écrire. Le même rose que son tailleur-jupe, un modèle Chanel fabriqué sur mesure par un atelier de couture new-yorkais, Chez Ninon.
C'est son mari, John Fitzgerald Kennedy en personne, qui l'a choisi, avant leur départ pour le Texas. Jackie se souvient encore de ce qu’il lui a dit, quelques jours plus tôt, au moment des essayages: «Il y aura plein de riches épouses républicaines à ce déjeuner, avec des manteaux de vison et des bracelets de diamants. Tu dois être aussi merveilleuse qu'elles.»
En enfilant ses gants blancs, Jackie réprime une bouffée d'appréhension. Ce voyage aux côtés de son mari est symbolique. Le premier depuis des semaines. Si ce n’est des mois. Le premier depuis la mort de Patrick. Leur bébé. Leur troisième enfant est décédé le 9 août 1963, à 4h15 du matin, d'un syndrome de détresse respiratoire infantile. Il n'avait que deux jours. Jackie a été dévastée.
La mort de Patrick a ceci de positif qu'elle a tout changé. Elle les a rapprochés. Jamais leur couple n'a semblé aussi solide ni aussi amoureux que durant ces derniers mois de 1963. Pour la première fois depuis longtemps, ils se tiennent la main en public. En privé, ils multiplient les gestes de tendresse.
C'est Jackie elle-même qui a tenu à accompagner son mari pour courtiser les électeurs texans. Elle le sait, elle est devenue l’un de ses principaux atouts politiques. En particulier au Texas, où John a été élu de justesse, trois ans plus tôt. S’il souhaite obtenir un second mandat l'année suivante, il doit mettre le paquet dans cet Etat-clé.
Jusqu’à présent, tout s'est bien passé. Le couple est arrivé la veille, partageant la journée entre San Antonio et Houston, avant de terminer la nuit à Fort Worth. Prochaine étape: Dallas. Plus risqué. On ne la surnomme sans doute pas la «Ville de la mort» pour rien. Les conseillers de la Maison-Blanche savent ses habitants particulièrement hostiles au président démocrate.
Pour sa part, Jackie a encore le temps. Son mari est descendu le premier pour un petit-déjeuner et un premier meeting dans la grande salle à manger.
Voilà qu'on toque à la porte de la chambre. C'est Clint Hill, le jeune agent des services secrets affecté depuis trois ans à sa garde rapprochée. Elle lui sourit. Que se passe-t-il? «C'est Monsieur le président, Madame.» La foule réunie au rez-de-chaussée a semblé déçue en constatant que Jackie n'était pas aux côtés de son président de mari pour le repas. Elle ne doit pas rester sur sa faim. John et son équipe ont exigé du garde du corps de venir la chercher immédiatement.
Ce n’est pas prévu au programme, réplique Jackie. Le pauvre Clint se voit obligé d'insister. La première dame cède, arrange sa coiffure. Dernière inspection dans le miroir. C'est parfait. Aussi parfait que cette journée.
John Fitzgerald Kennedy se lève et se présente comme «celui qui accompagne Jackie Kennedy». Le trait d’humour dont il avait fait usage à Paris quelques mois plus tôt. Eclats de rire. Bingo. La réunion est un succès.
11h33. Le couple président émerge sur la passerelle d’Air Force One, au terme d'un court vol d'une quinzaine de minutes entre Forth Worth et Dallas. Un amas de curieux et de fans surexcités trépigne sur le tarmac de l'aéroport pour apercevoir le chef de l’Etat. Et surtout, sa femme.
Détendue, Jackie ose serrer les mains, toucher la foule. La first lady se laisse rarement aller à des contacts si rapprochés. Pour une fois, elle se sent bien, confiante.
11h50. Confortés par cet accueil, John et Jackie se faufilent à bord de la limousine SS-100-X, la Lincoln décapotable d'usage pour les grands défilés. A leurs côtés, deux agents des services secrets en charge de leur sécurité, ainsi que le gouverneur du Texas, John Connally, et son épouse, Nellie. Un grand déjeuner avec 2600 partisans les attend au Trade Mart de Dallas.
L'itinéraire sinueux de 16 kilomètres à travers la ville, spécialement conçu pour donner au président une exposition maximale, est rodé. Après un passage par la banlieue de Dallas, il faut prendre la direction de Main Street au centre-ville, avant de tourner à droite sur Houston Street. Après un autre pâté de maisons, tourner à gauche sur Elm Street, traverser Dealey Plaza et parcourir un dernier segment de l'autoroute Stemmons, jusqu'au Trade Mart.
12h20. Les rues sont bondées. Jackie Kennedy à sa gauche, un président radieux salue la foule amassée sur les trottoirs. Le soleil brille, tout fonctionne. L'épouse du gouverneur, Nellie Connally, ose même se tourner vers le couple pour commenter avec ravissement:
John se tourne vers la droite avec un sourire et lève à nouveau la main pour saluer ses futurs électeurs. «Non, on ne pourra certainement pas».
Ce sont ses derniers mots.
La limousine tourne comme prévu sur Elm Sreet. C'est là qu'on entend un premier coup. Comme un pétard, ou un feu d'artifice. Le visage déformé par la douleur, les coudes du président se soulèvent, ses poings se serrent vers sa gorge, avant de se pencher brusquement en avant. John n'émet pas un mot. Jackie n'a rien vu venir, elle ne comprend pas. Elle jette un regard désemparé au gouverneur Connally, assis sur le siège devant à eux.
Une première balle vient d'atteindre John Fitzgerald Kennedy dans le haut du dos, pour sortir de sa gorge, juste sous son larynx.
De ses mains gantées de blanc, la première dame agrippe le bras de son mari. Sa tête se rapproche pour tenter de lui parler. Mais alors que la limousine passe devant une butte herbeuse, une deuxième détonation retentit.
La seconde balle a fait exploser le crâne du président. Des éclaboussures de sang et de cervelle atterrissent jusqu'à la voiture des services secrets, un peu plus loin. Pour atteindre l’agent Clint Hill.
Panique générale. «John, que t’ont-ils fait?», hurle Jackie. Après un mouvement de recul suite au deuxième tir, la première dame se lève pour se jeter sur le capot arrière de la voiture, à quatre pattes, en équilibre. Elle veut à tout prix ramasser quelque chose.
Au même moment, alors qu'il parvient à se propulser à son tour sur le pare-chocs, Clint Hill comprend ce que sa patronne tient absolument à récupérer: des parcelles de la tête de son mari.
Pendant que le chauffeur de la Lincoln appuie sur l'accélérateur pour foncer vers l’hôpital Parkland, tout proche, Clint Hill parvient à repousser sa protégée dans son siège. Le corps de son mari s'est désormais effondré sur ses genoux. Les yeux tournés vers le ciel, ouverts, sans vie. Le sang coule abondamment. Son crâne fendu par une plaie béante, côté droit.
Clint Hill s'allonge sur Jackie et le président pour les protéger. «A l'hôpital le plus proche, vite! A l'hôpital, à l'hôpital!», répète-t-il au chauffeur. Le chapeau de Jackie glisse sur son front. D'un mouvement violent, elle l'arrache et le jette à terre, arrachant au passage une large mèche de cheveux. Elle ne ressent même pas la douleur.
12h38. La voiture enfin arrivée devant le service d'urgence de l'hôpital Parkland, l'agent Clint Hill doit supplier Jackie Kennedy de lâcher le corps sans connaissance de son mari. Durant tout le trajet, elle n'a cessé de se cramponner à lui. A son regard, il comprend: elle ne veut pas qu’on le voie dans cet état. L'agent dépose la veste de son costume sur le visage ensanglanté du président. Jackie dessert son étreinte.
Quand le président est transféré dans la salle Trauma 1, il respire encore. Sa femme est toujours là, accrochée à sa main et à l’espoir que les médecins vont pouvoir le ramener. A son passage, un membre de l’administration de l'hôpital note que son tailleur et ses jambes, très blanches, ont l’air d’avoir été peints en rouge.
D'abord excédée quand elle se voit refuser l'entrée au bloc opératoire, Jackie capitule. Elle s'assoit pour quelques minutes d'attente angoissée. On lui propose un sédatif, qu'elle refuse.
12h55. Après une ultime tentative de massage cardiaque, les médecins considèrent qu’ils ont tout essayé pour John Fitzgerald Kennedy. C'est au chef du service, le Dr Charles Baxter, qu'il incombe d’annoncer la terrible nouvelle à la jeune veuve: il n’y a plus rien à faire. Il n’y a plus d'espoir. Jackie assimile l'information dans un silence grave. Avant de demander, sans l'ombre d'une hésitation, à ce qu'on administre à son époux, premier président américain de confession catholique, les derniers sacrements.
De retour dans la salle Trauma 1, flanquée d'un prêtre et du médecin, la jeune femme prend une seconde pour s'agenouiller devant le corps de John. Il a été recouvert d'un drap blanc. Elle racontera plus tard avoir embrassé ses pieds nus, avant de soulever délicatement le tissu qui dissimule son visage. «Sa bouche était si belle. Ses yeux étaient ouverts», dira-t-elle. Durant le rituel, Jackie s'agrippe à la paume froide de son mari.
13h00. Le décès officiellement prononcé, la première dame souhaite quitter Dallas au plus vite. Soutenue par son fidèle garde du corps, c'est elle qui supervise le rapatriement de la dépouille. A plusieurs reprises, au cours de l'heure suivante, on lui demande craintivement si elle ne souhaite pas retirer ses vêtements maculés du sang de son mari. Non, non, non. Elle affirme même regretter d'avoir lavé son visage et ses mains.
14h38. Alors qu'elle monte à bord de l'avion présidentiel pour rentrer aux côtés de Lyndon Johnson, qui a tenu à l'attendre avant de décoller contre l'avis de ses conseillers, Jackie Kennedy ne s'est toujours pas changée. C'est dans son tailleur framboise qu'elle écoute le vice-président prêter serment, peu avant le départ. Le cercueil et le corps du président Kennedy dans les entrailles de métal de l'appareil.
17h58. Air Force One atterrit enfin à Washington où Bobby, le frère du président, est là pour les accueillir. Dès lors, tout va très vite. Sur volonté de Jackie, l'autopsie de son époux aura lieu à l'hôpital naval de Bethesda, dans le Maryland, dans la nuit du 22 novembre. Un discret hommage aux années de John comme officier de marine, pendant la Seconde Guerre mondiale.
C'est à Bethesda que la première dame remet aux praticiens un morceau de matière cervicale en provenance de la blessure de son époux. Quant à son témoignage sur les blessures de son mari, il n'a pas été intégré dans le rapport. A l'exception d'une mention: «Référence aux blessures supprimées». La porte ouverte aux théories du complot les plus folles. Ce témoignage ne sera publié qu'en 2039, à l'issue de la période de 75 ans imposée par la commission Warren.
Ce n'est que tard dans la nuit, de retour dans ses quartiers, que Jackie Kennedy s'autorise enfin à retirer son tailleur collant de sang. Le symbole éclatant de l'assassinat de son mari.
Une pièce d'histoire qui ne sera donnée aux archives nationales que l'année suivante, en 1964. Elle y repose toujours. Aux termes d'un accord avec la fille aînée du couple Kennedy, Caroline, le tailleur de Jackie ne sera pas exposé au public avant 2103. L'histoire n'a pas encore livré tous ses secrets.