Un jour d'août 1949, alors qu'il entame son dernier semestre à l'université de Georgetown, le jeune William Peter Blatty entend parler d'une histoire aussi glaçante que délicieusement intrigante. L'un de ses professeurs lui glisse entre les mains un article du Washington Post, daté du 20 août 1949. «L'une des expériences les plus remarquables de ce genre dans l'histoire religieuse récente». Un récit «hors du commun», affirme sans rougir le papier au titre accrocheur.
Citant des «sources catholiques», le journaliste décrit comment un garçon de 14 ans originaire de la petite ville de Mount Rainier, dans le Maryland, aurait été victime de violentes «crises de cris, de jurons et d'expressions latines - une langue qu'il n'avait jamais étudiée». Avant d'être finalement sauvé par une trentaine de séances d'exorcisme.
L'histoire marque durablement William Blatty, au point qu'il s'en serve, vingt ans plus tard, pour écrire son roman bien nommé, L'Exorciste. Un succès qui dominera le classement des best-sellers du New York Times pendant 17 semaines et donnera naissance au film éponyme. «L'un des films d'horreur les plus effrayants de tous les temps», affirme, aujourd'hui encore, Vanity Fair.
L'identité de ce mystérieux adolescent n'intrigue guère que les médias locaux et les amateurs de paranormal. Pendant des décennies, on ne connait pas même son véritable nom. Un secret de polichinelle qui circule parmi les ecclésiastiques du comté. Dès les années 80, à Mount Rainier, la maison qu'on dit être celle du «garçon hanté», au 3210 Bunker Hill Road, est érigée au rang de légende urbaine.
Au milieu des villas victoriennes de ce quartier résidentiel propret de la banlieue de Washington, la maison grise et abandonnée se mue en lieu de pèlerinage pour les lycéens du comté, venus boire de la bière, faire des frayeurs et des bêtises et placarder des croix en bois - enfin, jusqu'à l'arrivée de la police, alertée par des voisins.
Ce n'est qu'au début des années 1990 que resurgit le carnet de bord d'un jeune jésuite, présent sur les lieux au moment des «possessions». Conçu pour servir de guide à de futurs exorcismes, ce mystérieux journal revient en détail sur les événements qui se sont déroulés du 15 janvier 1949 au 19 avril 1949. Personne ne sait vraiment avec certitude combien d'exemplaires circulent, ni même le nombre de pages exact.
A en croire son auteur, Ronald «Rob» Doe, serait né en 1935 dans une famille de la classe moyenne du Maryland. Vers l'âge de 14 ans, la vie paisible de sa famille est secouée par une série de phénomènes inquiétants. Ronald entend des coups et des grattements à l'intérieur des murs de sa chambre. Bientôt, les phénomènes s'amplifient. Des objets volent à travers la pièce. Les chaises se déplacent. Le lit de Ronald est secoué de tremblements. Quand il ne se déplace pas tout seul, alors que l'adolescent y est toujours allongé.
Au terme d'une série de tests médicaux et psychologiques, rien de concluant ni d'anormal n'est pourtant détecté chez Ronald. Un diagnostic qui ne permet en rien d’apaiser les crises.
L'ultime salut, pour sa famille, réside dans l'Eglise. La mère de Ronald, très pieuse, se tourne vers son pasteur. Selon elle, ces comportements inexplicables pourraient être liés à la tante Tillie, une spiritualiste qui a toujours été proche de Ronald et enseigné à son neveu l'art du Ouija, cette fameuse planche en bois utilisée pour communiquer avec le monde des esprits. Tante Tillie, justement, est décédée il y a peu.
C'est au début de l'année 1949 que le révérend Luther Schulze et ses collègues se penchent sur le cas de Ronald. Parmi le petit groupe de jésuites se trouve William Bowdern. L'assistant-évêque documente minutieusement dans son journal les épisodes de transe, les objets qui bougent tout seuls, les grattements dans les murs qui «battent en rythme, comme celui des soldats en marche», les hurlements du jeune «possédé» en latin, l'icône du Christ sur le mur qui se décroche, les cicatrices qui strient le corps de l'adolescent.
Le 21 mars 1949, Ronald est placé à l'hôpital Alexian Brothers de Saint-Louis pour être traité pour «possession démoniaque» - où ses violentes convulsions auraient valu à deux prêtres un nez cassé et un bras lacéré. L'adolescent y aurait subi plus d'une vingtaine de séances d'exorcisme.
A la mi-avril, les phénomènes s'arrêtent. Un membre du clergé indiscret serait à l'origine des fuites dans la presse.
Bien des années plus tard, au début des années 1990, un auteur du nom de Mark Opsasnick, qui passe justement son temps à prospecter dans les environs de Mount Rainier, s'intéresse au cas de possession de «Rob Doe». Au fil de ses investigations, le biographe découvre que le vrai nom de l'adolescent possédé serait Ronald Edwin Hunkeler. Et qu'il n'a, en fait, jamais vécu à Mount Rainier.
Au moment des faits en 1949, Ronald vit en réalité non loin de là, à Cottage City, une petite communauté d'un millier d'habitants, au 3807 40 Avenue. Bien des années après le départ de la famille Hunkeler, voisins et anciens amis encore vivants se souviennent encore de ce fils unique «solitaire», «perturbé», souvent en proie à de violentes crises de colère, voire à un comportement «cruel» envers les autres enfants et les animaux.
D'autres décrivent la famille dysfonctionnelle dans laquelle a grandi le jeune Ronald: un père «effacé», une mère et une grand-mère «étouffantes», «religieuses à l'obsession», fascinées par le spiritisme et les planches de Ouija. Alvin Kagey, un ancien ami de Rob, aurait témoigné en ces termes, 45 ans plus tard:
Au terme de son enquête, au-delà du mystérieux journal de bord du père William Bowdern, Mark Opsasnick n'a toujours pas obtenu la moindre preuve tangible d'une possession démoniaque.
Contacté par l’enquêteur, l'un des derniers témoins des épisodes d'exorcisme encore en vie, un certain père Walter Halloran, est formel: non, Ronald ne s'est pas mis à baragouiner dans des langues étrangères bizarres. Non, il n'a pas eu de changements de tonalité dans la voix. Ni fait de démonstration de force prodigieuse, «digne de Mike Tyson». Encore moins de vomissements ou de jets d'urine excessifs.
Au terme de ses recherches, Mark Opsasnick affirme avoir obtenu d'une source de Cottage City, l'ultime Graal: le numéro de téléphone et une adresse sur la côte appartenant à Rob Doe. «Notre conversation a été brève et directe et il m'a parlé d'un ton bourru et d'une voix grave», relate le biographe dans son article de 2015.
«Sa réponse était typique de quelqu'un qui ne voulait pas se souvenir d'un événement lointain et embarrassant de son passé», conclut l'auteur. Son enquête, l'une des plus fouillées à ce jour sur les épisodes de possession de Rob Doe et les plus fréquemment mentionnées par les médias sur le sujet, est disponible sur un obscur média en ligne, Strange Mag, dont le look fleure bon les années 2000. A prendre avec des pincettes.
Quelques années plus tard, en 2021, c'est au tour du New York Post de retrouver la trace de Ronald Edwin Hunkeler, dans une banlieue au nord-ouest de Baltimore, toujours dans son Maryland natal. Ingénieur de la NASA retraité depuis 2001, l'homme a contribué aux missions Apollo, dans les années 1960, en mettant au point des panneaux capables de résister à des chaleurs extrêmes, pour les navettes spatiales.
Selon sa compagne, qui a tenu à conserver l'anonymat, Ronald lui-même n'a jamais cru qu'il était victime d'une possession satanique, et s'est tenu toute sa vie à l'écart de la religion.
Sa vie durant, l'ingénieur aurait vécu dans la hantise que ses collègues du Goddard Space Flight Center de la NASA ne découvrent que Ronald a servi d'inspiration pour L'Exorciste. «Il a eu une vie terrible à cause de l'inquiétude, de l'inquiétude et de l'inquiétude», affirme son épouse au tabloïd américain.
Ronald Hunkeler est décédé le 10 mai 2020, un mois avant son 86e anniversaire, d'un accident vasculaire cérébral, à son domicile de Marriottsville. Son histoire, qui a donné naissance à l'un des films d'horreur les plus connus de l'histoire du cinéma, en revanche, n'a pas fini de nous fasciner. Quelque part entre le paranormal, les théories contradictoires, les sources sujettes à caution, l’absence de véritable enquête certifiée par la communauté scientifique et de conclusions étayées. Seule ébauche de certitude à ce jour: la «possession» de Ronald Hunkeler tient probablement plus de la crise d'adolescence, que celle d'un véritable démon.