Un soir de 1985, dans la douceur de l'hiver de Floride, un magnat de l'immobilier new-yorkais de 39 ans est en route pour un dîner. Voilà quelques années que Donald J. Trump, séduit par la clinquante ville de Palm Beach, sa plage et ses terrains de golf, y cherche un pied-à-terre pour sa famille. Il vient justement de déposer un dépôt de garantie pour un appartement au «Breakers», célèbre complexe hôtelier et condominium qui surplombe l'Atlantique. Sans grand succès.
Pensif, Donald Trump s'enquiert auprès du chauffeur:
«Eh bien, la meilleure chose est de loin Mar-a-Lago, mais je suppose que vous ne parliez pas de ça», sourit son conducteur. Intrigué, Donald Trump ordonne de faire un détour pour apercevoir la mystérieuse «maison dorée».
Le domaine qui se dessine bientôt au bout de la route est aussi grandiose que les aspirations du riche promoteur. «J’ai immédiatement su que ce devait être le mien», écrira plus tard Donald Trump.
L'effet wahou. En 1924, Marjorie Merriweather Post y a veillé. Et ce, dans les moindres détails. Colonnades, tourelles, pierres de Gênes, sols en marbre, tapis d'Orient, carreaux du XVe siècle importés d'Espagne, fresques, peintures de maître, panneaux de soie, lits à baldaquin, fontaines et bassins réfléchissants. Rien n'est trop pompeux pour cette femme d'affaires et héritière d'un géant des céréales pour le petit-déjeuner, «la plus riche d'Amérique» dit-on. C'est à elle qu'on doit la construction de cette affolante maison, au milieu du boom immobilier des années 20.
Trois ans de travaux, 90 millions de dollars actuels et pas moins de 600 ouvriers et artisans seront nécessaires pour ériger ce mastodonte extravagant de 114 pièces au bord de l'Atlantique. Un emplacement sur une île étroite, entre lac et océan, auquel il doit d'ailleurs son nom: Mar-a-Lago.
Réputée pour son sens de l'accueil, Marjorie Merriweather Post nourrit un rêve. L'âge avançant, la mondaine se convainc que sa maison serait un refuge idéal pour présidents américains en manque de soleil. Une sorte de «Maison-Blanche de Floride» où se détendre, faire le plein de vitamine D et loger des dignitaires lassés de la grisaille de Washington DC.
C'est ainsi que, peu avant sa mort, en 1972, la milliardaire fait don de Mar-a-Lago au gouvernement américain. Le problème? Son entretien représente une charge gigantesque que le gouvernement fédéral ne peut guère se permettre. Au terme de quelques années d'inutilité, le cadeau retourne à son destinataire. Sauf que la Post Foundation ne souhaite pas non plus assumer ce fardeau classé «monument historique». Mar-a-Lago est donc remise sur le marché en 1981, pour 20 millions de dollars. Les offres vraiment sérieuses pour acquérir cet «éléphant blanc» qu'on dit «invendable» se font rares.
Ironie du sort, le souhait de sa constructrice de fonder un refuge présidentiel sera exaucé. Un jour. Car au moment de soumettre une offre pour sa première résidence en Floride, Donald Trump est encore à 30 longues années de s'imaginer investir la Maison-Blanche.
Pour l'instant, son nouveau terrain de jeu, c'est la ville tranquille et exclusive de Palm Beach. Un terrain aux règles bien établies, domaines cloîtrés, haies taillées et plages privées, avec lequel il va s'amuser. Les filles de Marjorie Merriweather Post lui refusent sa première offre à 28 millions de dollars? Ok. Donald Trump va jouer au dur.
Il réplique en dépensant la bagatelle de deux millions de dollars pour s'offrir le terrain qui sépare le manoir de l'océan. La transaction se fera avec un certain Jack C. Massey, ancien propriétaire de KFC, le spécialiste du poulet. Le projet de Trump? Bâtir sur cette mince surface la maison la plus hideuse et la plus haute possible. «Mon premier mur», se marre-t-il un jour dans le Washington Post.
Donald Trump remporte le jackpot. Non seulement il s'offre le manoir de ses rêves, mais il fait une très bonne affaire: un peu moins de neuf millions de dollars pour la maison, son terrain, ses antiquités et le mobilier somptueux accumulés par l'ancienne propriétaire. Mar-a-Lago devient la cerise d'un gâteau d'acquisitions qui mêle, dans les années 1980, casinos, yacht, compagnie aérienne, tours d'immeubles et hôtels. Ce manoir sera le joyau de sa collection.
Un joyau dont Trump pensera à se séparer au début des années 1990. Après plusieurs faillites, le milliardaire est endetté jusqu'au cou.
Pourquoi ne s'est-il pas débarrassé de ce ronflant palais de Palm Beach? Pourquoi ne pas quitter ce bled un peu plan-plan, dont la haute société et les milliardaires s'agacent de ses extravagances de «nouveau riche»? Ce quartier où il est impossible d'abattre sa haie pour permettre aux passants d'admirer son château, sans provoquer une levée de boucliers? Cet îlot doré sur lequel il n'a, en plus, jamais réussi à obtenir l'accès au très select «Bath and Tennis Club», principal lieu d'interactions sociales?
Seul Donald Trump le sait.
Contre toute attente, le promoteur persiste et impose sa loi, en transformant la résidence en club privé. Mar-a-Lago sera son univers et il en sera le centre. En orbite, on trouvera Michael Jackson, Lady Diana, le prince Charles, Madonna, Steven Spielberg, Henry Kissinger ou Elizabeth Taylor.
Enfin, ça, si l'on en croit le directeur des adhésions au moment de lancer le projet. Trump admettra par la suite qu’il a seulement fait parvenir au couple royal et à une poignée de célébrités une offre non sollicitée, pour devenir membres honoraires sans sortir leur porte-monnaie.
Reste que, dans le Palm Beach des années 90, Donald est au bon endroit, au bon moment. Les planètes sont alignées et, surtout, les principaux clubs de la ville sont connus pour leurs politiques d'exclusion envers les Noirs et les Juifs. L'homme d'affaires endosse alors la cape improbable de «Monsieur Inclusivité» et leur ouvre les portes de son nouvel antre. Une politique dont il fait grand cas à l'ouverture, en 1994, promettant au conseil municipal que s'il «peut laisser un héritage à Palm Beach, ce serait la création d'un club non sectaire».
«Non sectaire», certes, mais pas sans prix. Comptez alors 100 000 dollars pour une adhésion au Mar-a-Lago Club. Sans oublier la cotisation annuelle de 14 000 dollars, auxquels s'ajoutent les taxes et un minimum de nourriture (2000 dollars). Depuis la victoire de Trump à la présidentielle, l'accès est passé à 200 000 dollars, propulsant Mar-a-Lago au rang de club parmi les plus chers au monde. Pouvoir siroter tranquillement sa Margarita au bord de la piscine, accompagné de top models et hommes d'affaires, ça se paie.
Les adhérents – dont la liste restera longtemps un secret bien gardé – en ont toutefois pour leur argent. Pas seulement pour ses fêtes extravagantes, les scandales et les ragots croustillants. Même si personne, à Palm Beach, n'a oublié cette nuit de 1998, lorsque le rappeur Sean Combs alias «Puff Daddy», invité personnellement par Trump, a été surpris sur la plage en plein «ébats de minuit avec une beauté aux longues jambes».
C'est aussi parce que, à Mar-a-Lago, il faut voir ça. Cette bizarrerie architecturale où tout brille à en faire mal aux yeux. Des robinets et lavabos plaqués or (plus faciles à nettoyer, selon le propriétaire), aux jantes des limousines et des SUV dans l'allée circulaire.
Déjà imposante, la propriété qui comptait 58 chambres, 33 salles de bains, 12 cheminées et trois abris anti-atomiques lors de son acquisition se verra greffée au fil des ans de courts de tennis, d'un golf agrandi, d'un spa, d'un terrain de croquet et d'un beach-house modernisé. On allait presque oublier la salle de bal Louis XIV, attenante, qui a coûté neuf millions de dollars (comptez sept millions rien que pour les feuilles d'or). Une salle où Donald Trump, en Roi-Soleil, peut réunir sa cour.
Sous les plafonds de 12 mètres et les lustres scintillants, pas moins de 800 invités peuvent échanger mondanités, actions, valses et potins. C'est à peu près le nombre de convives pour les noces de Donald Trump et de sa troisième épouse, le mannequin Melania Knauss, en 2005.
Les quartiers privés des Trump, d'une surface d'environ 200 mètres carrés, jouxtent en effet l'hôtel. Sans parler des mariages, bar mitzvah, anniversaires et autres fêtes organisés régulièrement et sur lesquels reposent une partie du succès financier du club.
Voilà maintenant trois décennies que Donald Trump se repaît du soleil de Palm Beach. Trois décennies de parties de golf et de procédures contre les autorités locales. Avec la même désinvolture que d’autres se liment les ongles, Trump enchaîne les procès à plusieurs millions de dollars. D'un drapeau américain non-conforme en 2006, aux avions trop bruyants atterrissant près de son club, en 2015. Jusqu'à présent, le milliardaire a toujours gagné. Et quoi de plus efficace que de remporter la présidence des Etats-Unis, pour empêcher les appareils de survoler sa propriété?
Autant de batailles qui n'empêcheront pas Mar-a-Lago d'être son endroit préféré. Son royaume. Là où il peut s'évader, se détendre, golfer et parader en polo – mais jamais en maillot. Selon un ancien majordome au New York Times, Donald Trump «n'aime pas nager».
Mar-a-Lago, où il est le seul roi. Là où le personnel sait, à la seule couleur de sa casquette, s'il est de bonne humeur (blanc, c'est bon signe, rouge, mieux vaut passer rapidement son chemin). Là où il peut déguster son steak-frites à la cuisson parfaite. Là où, avant la présidence, on pouvait le voir butiner de table en table pour demander aux convives s'ils ont apprécié le pain de viande de sa mère (au menu) ou la vue sur l'océan. Là où on peut même l'arrêter pour échanger quelques mots, lors de ses «promenades impromptues».
C'est aussi à Palm Beach que Donald Trump compte le plus d’amis, contrairement à Manhattan, où ce New-Yorkais de naissance demeure très impopulaire. Ce qui explique en partie pourquoi, en septembre 2019, l'ancien couple présidentiel y a posé ses papiers et fait du manoir floridien sa résidence principale.
Un lieu symbolique où les murs renferment des souvenirs. Sa première femme, Ivana, barbotant nue dans la piscine. Sa fille adorée, Ivanka, absorbée par les carreaux Disney peints à la main dans sa chambre à coucher. Sa mère, Mary Trump, dont le nom est inscrit sur la porte où elle séjournait souvent.
Finalement, c'est en partie depuis Mar-a-Lago qu'il a mené son mandat présidentiel, accueilli des homologues étrangers et établi son QG. C'est depuis la rutilante salle des bals qu'il a annoncé, par deux fois, se représenter à la présidence.
Aujourd'hui, Mar-a-Lago est le point sensible du procès pour fraude financière de Trump à New York. Compte tenu de sa valeur sentimentale, pas étonnant que les faibles valorisations du manoir blessent tant l'ex-président américain. La «Joconde» de ses propriétés, sa «Maison-Blanche d'hiver» (un surnom qui devrait ravir feu Madame Post).
L'accusation spécifique selon laquelle Trump aurait gonflé la valeur de son club est, de toutes, celle qui l'a le plus offensé.
L’ancien président était censé revenir à la barre des témoins ce lundi, au milieu d'une procédure judiciaire longue de dix semaines. Finalement, dimanche soir, il a informé qu’il s'en passerait. Il n’a «plus rien à dire».
Pas plus tard que ce mercredi, des documents fiscaux ont révélé qu'un fonds de défense juridique de Trump a dépensé des centaines de milliers de dollars, non pas en frais d'avocats, mais pour une fête... à Mar-a-Lago. Une énième ligne à rajouter à la légende sulfureuse de ce manoir, qui fêtera un siècle l'an prochain.