Les condamnations pleuvent après le bombardement nocturne d'un camp de réfugiés à Rafah le lundi 27 mai. L'attaque de l'armée israélienne a provoqué l'incendie de tentes occupées par des Palestiniens dans un camp de déplacés, faisant 45 morts et plusieurs centaines de blessés, majoritairement des femmes, des personnes âgées et des enfants.
Cette attaque survient quelques jours après l'annonce de la Cour internationale de justice ordonnant à Israël de cesser ses actions à Rafah. Qu'en est-il du respect du droit international? Les réponses de Johann Soufi, avocat spécialiste en droit international et ancien chef du bureau juridique de l'office de secours et des travaux des Nations Unies pour les réfugiés palestiniens dans le Proche-Orient (UNRWA) à Gaza.
La cour internationale de justice a ordonné à Israël de suspendre ses opérations militaires à Rafah, qu'est-ce que cela signifie pour la suite du conflit?
Johann Soufi: Tout d'abord, la CIJ rappelle ses ordonnances du 26 janvier et du 28 mars, qui exigeaient notamment qu'Israël cesse d'entraver l'entrée de l'aide humanitaire à Gaza et que les autorités judiciaires poursuivent les Israéliens qui incitent au génocide. Ces deux ordonnances n'ont pas été respectées de la part des autorités israéliennes. Cette nouvelle ordonnance de la Cour va plus loin en exigeant d'Israël la cessation de son offensive sur Rafah, de garantir l'accès à l'aide humanitaire en maintenant ouvert le point de passage de Rafah et de laisser entrer les employés de l'ONU qui enquêtent sur les crimes commis à Gaza, notamment les allégations de génocide.
Il y a quelques mois, la CIJ n'avait pas demandé un arrêt de l'attaque sur Gaza. Cette fois-ci, la Cour le fait pour Rafah, qu'est-ce qui change aujourd'hui?
Comme le rappelle la Cour dans son ordonnance du 24 mai, le changement résulte principalement du fait que Rafah constitue désormais le dernier refuge d’une population qui est à bout de souffle et dont la privation continue de nourriture et de soins risque d’entrainer la destruction. Les juges tentent ce qu’ils peuvent pour empêcher que la situation humanitaire désastreuse et les conditions inhumaines dans lesquelles vivent les Palestiniens de Gaza soient encore plus catastrophiques qu’elles ne le sont déjà.
La CIJ ordonne à Israël de cesser ses attaques à Rafah, mais elle n'a pas les mesures de contraintes pour qu'Israël respecte cet ordre, à qui s'adresse-t-elle au final?
C'est d'abord à Israël que la Cour s'adresse. Je rappelle qu'Israël est un Etat membre des Nations Unies et de ce fait, il doit, comme les autres Etats, respecter le droit international. De plus, Israël se prévaut d'être un Etat démocratique, ce qui signifie aussi nécessairement de respecter le droit international, notamment les décisions de l'organe judiciaire principal des Nations Unies.
Enfin, c'est aussi au Conseil de sécurité de l'ONU d'en tirer les conséquences, y compris en adoptant une résolution qui vise à imposer, à Israël, par la contrainte, le respect de cette ordonnance. Malheureusement, le veto américain continue de bloquer toute résolution trop contraignante contre Israël.
En d'autres termes, ce sont les autres Etats membres de l'ONU qui ont le devoir de contraindre ou d'influencer diplomatiquement Israël pour le respect de l'ordonnance de la CIJ?
Oui, tout à fait et pas seulement diplomatiquement, mais économiquement, financièrement et aussi par un embargo sur la vente d'armes à Israël.
Il n’y a aucune raison qu’il puisse continuer à violer le droit international en toute impunité.
Lors de notre interview en janvier 2024, vous nous avez dit que le droit international était notre boussole commune, est-ce toujours le cas?
Bien sûr. Il n’y a pas d’alternative. Qu'est-ce qui fait que l'on condamne l'annexion de la Crimée par la Russie? Les crimes du régime syrien ? Ou même que l'on condamne les crimes du Hamas perpétrés le 7 octobre 2023? C'est bien parce que ces actes violent le droit international. Sans droit international, il n’y a plus aucun référentiel commun, seul comptent les intérêts politiques. C’est aussi un retour à la loi du plus fort, au chaos et à la guerre.
Le droit international n'est pas à géométrie variable, il s'applique à tout le monde et un Etat ne peut le violer impunément. Lorsqu’un Etat le viole sans sanction de la « communauté internationale », ca contribue, symboliquement, à en affaiblir la valeur contraignante.
La semaine passée, Benyamin Netanyahu a exprimé sa colère en voyant son nom ainsi que celui de son ministre de la défense figurer sur la demande de mandats d'arrêt du procureur général de la CPI au même titre que trois membres du Hamas. L'Allemagne fustige aussi la CPI pour avoir mis Israël sur «un pied d'égalité» avec le Hamas en demandant ces mandats d'arrêt, est-ce que vous comprenez ces réactions?
Non je ne les comprends pas. Je tiens à préciser que la question du «pied d'égalité» ne devrait pas se poser en ces termes. En réalité, la seule question qui vaille, c'est:
Si la réponse est «oui», et il n’y a aucun doute qu’elle le soit tant pour les actes du Hamas que pour ceux d’Israël, alors il n’existe aucune raison de critiquer ces mandats d’arrêt. D'ailleurs, les crimes reprochés à chacun des responsables israéliens et palestiniens sont spécifiques. Les dirigeants du Hamas sont poursuivis pour l’ensemble des crimes commis dans le contexte de l’attaque du 7 octobre et de la captivité des otages, tandis que le Premier ministre israélien et le ministre de la Défense sont poursuivis pour les crimes commis dans le contexte de leur attaque sur la population civile de Gaza. Quant à savoir quel crime serait «le plus grave», cela n'a aucun intérêt, car c'est un jugement subjectif, chacun à son avis sur le sujet. Le seul instrument qui compte pour la CPI, c'est le statut de Rome. La seule équivalence qui compte pour le Procureur de la Cour, c’est celle des victimes.
C'est une position tout à fait compréhensible du point de vue du droit international, cela vaut pour les victimes au Darfour, en Syrie, en Ukraine ou en RDC.
L'Espagne reconnaît ce mardi 28 mai l'Etat palestinien et elle est accompagnée dans sa démarche par la Norvège et l'Irlande, quel peut être l'impact de cette décision sur la guerre d'aujourd'hui?
Je rappellerai, tout d'abord, qu’il y avait déjà 143 pays membres de l'ONU qui reconnaissaient l'État de Palestine. Les pays occidentaux représentent donc une minorité sur cette question. C’est une démarche importante symboliquement et politiquement même si je doute qu’elle ait un impact sur la guerre en cours.
Au-delà de la reconnaissance, il y a deux questions qui sont importantes pour la Palestine. La première, c'est l’admission de l’Etat comme un membre à part entière de l'ONU. L'Assemblée générale a déjà exprimé son soutien à cette admission, mais il manque une saisine officielle du Conseil de sécurité qui est malheureusement toujours bloqué par le veto américain.
Ensuite, et c'est fondamental, pour devenir un Etat de manière effective, la Palestine doit avoir un territoire viable, un contrôle de ses frontières, des biens et des personnes qui entrent sur son territoire, la capacité d’assurer sa sécurité et celle de ses citoyens. Or ce n’est pas le cas aujourd’hui en raison de l’occupation illégale de son territoire depuis 1967 et de la colonisation qui continue et s’accélère. La question de l’Etat palestinien est donc beaucoup plus profonde et complexe que la simple reconnaissance de ces trois Etats européens même si cette action va dans le bon sens.