C'est une procédure que l'on peut qualifier d’historique et qui marquera peut-être un tournant dans le conflit israélo-palestinien. L'Afrique du Sud accuse l'État d'Israël de commettre un génocide contre le peuple palestinien à Gaza. Les avocats de Pretoria accusent Israël non seulement de tuer les gazaouis, mais aussi de restreindre l'accès à l'aide humanitaire.
Que demande l'Afrique du Sud et quels sont les enjeux de ce procès? Watson a contacté Johann Soufi, avocat spécialiste en droit international et ancien chef du bureau juridique de l'office de secours et des travaux des Nations Unies pour les réfugiés palestiniens dans le Proche-Orient (UNRWA) à Gaza.
Johann Soufi, vous connaissez bien Gaza en tant qu'ancien chef du bureau de l'UNRWA jusqu'à 2022, comment vivent les Gazouis aujourd'hui?
Ils ne vivent pas, ils survivent. Personne n'est épargné par la guerre. Je n'ai pas un seul de mes anciens collègues sur place qui n'ait pas vécu de drames personnels, qui n'a pas été déplacé de force, qui n'a pas eu un membre de sa famille, ou un proche tué. C'est une catastrophe, le désespoir, et la souffrance sont partout.
Vous avez dit lors d'une récente interview que l'humanité a perdu à Gaza, pour quelles raisons?
Je pense que ce qui se passe à Gaza est un double naufrage de notre humanité. D'une part, en raison du caractère massif des crimes auxquels nous assistons: des dizaines de milliers de civils tués, dont un nombre considérable d’enfants. Les agences onusiennes s'accordent sur les chiffres, plus de 23' 500 personnes tuées, et 60 000 blessées, et cela ne comptabilise que les personnes qui ont été transportées dans les centres de soins. Il y a encore des milliers de personnes dans les décombres ou d'autres blessés qui n'ont pas été pris en charge. Une population entière est privée d’eau, de nourriture, de médicaments, de logement.
Mais, l'autre aspect de la faillite de notre humanité, c'est que nous devrions nous indigner collectivement des images et des récits qui nous parviennent. Je pense que le monde, notamment certains Etats occidentaux, continue d’en minimiser la gravité. Il y a aujourd’hui une déshumanisation profonde de la population palestinienne, non seulement de la part des responsables israéliens, mais aussi de façon plus subtile, dans la manière dont certains médias et les responsables politiques décrivent ces crimes, quand ils les évoquent. Le silence des médias et des politiques sur ce qui se passe à Gaza est assourdissant.
Vous parlez de conscience humaine, mais c'est sur le terrain du droit international que se joue peut-être le sort des Palestiniens aujourd'hui, que se passe-t-il actuellement à la Cour Internationale de Justice?
Le 29 décembre 2023, l'Afrique du Sud a saisi la Cour en arguant qu'Israël ne respectait pas ses obligations internationales au regard de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948.
Le génocide est défini, à l’article 2 de cette Convention, comme des actes commis dans l'intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux. Ces actes sont:
L'Afrique du Sud considère qu'Israël a violé cette convention de plusieurs manières, en tuant massivement des Palestiniens, en portant atteinte à leur intégrité physique ou mentale, mais aussi en les privant d’eau, de nourriture et de médicaments, ce qui est susceptible d’entrainer leur mort. Les avocats sud-africains considèrent également qu'Israël a violé la Convention en ne prenant pas de mesures pour prévenir un génocide, et en ne poursuivant pas les auteurs d’incitation directe et publique au génocide, y compris au plus haut sommet de l’État israélien.
Et que répond Israël?
Israël rejette catégoriquement cette accusation. Il soutient qu'il mène une guerre contre le Hamas et non contre la population civile gazaouie.
Toujours selon les avocats, l’armée israélienne conduit ses opérations dans le respect du droit international, notamment en s’assurant que la population civile est suffisamment informée de ses attaques pour lui permettre de quitter les zones de combats. Elle s'assure aussi que la population civile ait accès à une aide humanitaire suffisante.
Dans quel laps de temps peut-on espérer la réponse de la Cour Internationale de Justice?
La procédure de fond, c'est-à-dire la question de savoir si Israël viole effectivement la Convention de 1948 sur le génocide, va probablement durer plusieurs années. Il y aura d’autres audiences à ce sujet et d’autres États vont se joindre à la procédure. Mais l’Afrique du Sud considère que le risque qu’un génocide ait lieu ou qu’il continue est si important, qu’elle sollicite de la Cour des mesures conservatoires immédiates. Ce sont des mesures urgentes, sans attendre la fin de la procédure, pour éviter un préjudice irréparable pour la population gazaouie.
Quelles sont les mesures conservatoires demandées?
Ces mesures sont:
Cette Cour a déjà pris ce type de mesures précédemment?
Oui. En 2020, la Cour a aussi pris des mesures conservatoires contre le Myanmar, qui était accusé par la Gambie de violer la Convention de 1948 sur le génocide en commettant un génocide contre les Rohingyas. Plus récemment encore, dans le cas de l'Ukraine, la Cour a ordonné à la Russie de mettre un terme à ses opérations militaires en Ukraine, jugées contraires au droit international, une décision intervenue en deux semaines.
Mais cette décision n'a eu aucune répercussion sur les actes de la Russie?
C’est vrai, mais on ne peut pas écarter une décision judiciaire simplement parce que l’État qui est visé ne la respecte pas. Il revient à la communauté internationale dans son ensemble de prendre toutes les mesures possibles pour faire exécuter les décisions de la Cour.
L'Europe a pu mettre rapidement des sanctions en place, y compris des sanctions économiques, un embargo sur les armes, une restriction des visas. Même si elles n’ont pas eu toutes les conséquences espérées, elles contribuent à affaiblir la Russie. Elles montrent surtout que la Russie viole le droit international, et que son agression de l’Ukraine n’est ni légale ni légitime.
Cette décision ne sera donc pas seulement symbolique?
Non, pas seulement. Ces décisions ont une valeur juridique contraignante indiscutable. Il s'agit de l’organe judiciaire principal des Nations Unies dont les décisions s’imposent à tous les Etats. Une décision en faveur de l’Afrique du Sud aura nécessairement un impact politique majeur.
Comment pourraient-ils légitimement continuer à mettre leur véto à une résolution du Conseil de sécurité en faveur d’un cessez-le-feu si l’arrêt des combats à Gaza fait partie des mesures conservatoires imposées par la CIJ? Si les Etats-Unis ou d'autres Etats n'exécutent pas la décision de la Cour en faveur de l'Afrique du Sud, ce serait un précédent extrêmement grave qui affecterait profondément et durablement leur crédibilité et leur légitimité sur la scène internationale.
Et dans le cas où la CIJ ne suivrait pas les demandes de l'Afrique du Sud, quelles seraient les conséquences sur le terrain?
Cela signifierait que la Cour considère qu’il n’existe pas réellement de risque qu’un génocide ait lieu à Gaza. Cela ne signifierait pas pour autant qu’Israël mène ses opérations à Gaza conformément au droit international, mais c’est clairement ce qu’Israël soutiendra.
Toutefois, il y a toujours les enquêtes en cours dans les territoires occupés auprès de la Cour Pénale Internationale.
Une deuxième procédure a aussi été lancée, mais cette fois-ci devant la Cour Pénale Internationale (CPI).
Oui, cette procédure a été initiée en 2015 par l'Autorité palestinienne qui a demandé au Procureur de la CPI d’enquêter sur tous les crimes commis en Palestine depuis le 13 juin 2014. Après un examen préliminaire durant lequel la Cour a vérifié qu’elle était bien compétente pour mener une telle enquête, le Bureau du Procureur a ouvert officiellement une enquête en mars 2021.
Depuis, plusieurs organisations de la société civile et des Etats, notamment de l’Afrique du Sud, ont officiellement demandé au Procureur de la CPI d'accélérer ses enquêtes, d’inclure les crimes commis en Israël et en Palestine depuis le 7 octobre, et d’émettre des mandats d’arrêt contre les auteurs présumés de ces crimes.
L'Afrique du Sud, encore et toujours elle, comment expliquer que cet Etat se préoccupe autant du sort des Palestiniens?
D’abord parce qu'aucun autre Etat ne le fait. Les Etats qui se mobilisent traditionnellement en faveur de la lutte contre l’impunité pour les crimes internationaux, notamment les Etats européens et nord-américains sont aujourd’hui silencieux sur les crimes qui se déroulent à Gaza.
C'est la seule raison selon vous?
Je pense que cette intervention a aussi une symbolique forte. C’est un pays qui a connu la colonisation, l’apartheid et qui, malgré cette histoire tragique, a réussi sa transition démocratique.
Il est vrai aussi qu’il existe une forme de contentieux historique entre l’Afrique du Sud de Nelson Mandela et Israël. A l'époque, Israël avait soutenu le régime d’apartheid sud-africain jusqu’au dernier moment. Mais je souhaite toutefois noter qu'à première vue, l'Afrique du Sud n'a pas grand-chose à gagner de cette procédure.
Pourquoi?
Tout d'abord parce que ce n'est pas un Etat arabe, ce n’est pas un pays musulman. Ensuite, en menant cette procédure, l’Afrique du Sud se met à dos les Etats-Unis, sans bénéficier du soutien d’autres membres des BRICS notamment de la Russie qui est vigoureusement opposée à tout renforcement de la légitimité de la justice internationale. Alors, pourquoi le faire ?
Israël affirme que l'Afrique du Sud est le bras politique du Hamas, que pensez-vous de cet argument?
C'est un argument qui ne tient pas. Quel est le lien entre le Hamas et l’Afrique du Sud ? Quels sont leurs intérêts stratégiques communs ? Aucun. Comme je le disais, je pense que la proximité de l’Afrique du Sud avec le peuple palestinien réside avant tout dans une histoire commune, une résistance au colonialisme et à l'apartheid dont les Sud-Africains ont souffert et dont les Palestiniens souffrent encore.
Le cas palestinien est montré en exemple en comparaison au cas ukrainien pour dénoncer «deux poids, deux mesures» de la Cour Pénale Internationale, comment vous l'expliquer?
A mon avis, c'est d’abord une question de temporalité. Ce sont deux conflits qui ont lieu en même temps, avec plusieurs similarités. Violation de l’intégrité territoriale, colonisation, campagne de bombardements massifs et indiscriminés. Cette concomitance des deux conflits permet de mieux comparer les réactions des responsables politiques face aux crimes qui sont commis en Ukraine comme à Gaza. Le moins que l’on puisse dire c’est qu’il existe une différence flagrante des discours et des actes dans chacune de ces tragédies. C’est cela qui choque la plupart des gens.
Concernant la CPI, je pense qu’il y a aussi un peu de cela quand on compare les discours du Procureur sur l’Ukraine et sur la Palestine. Mais il y a surtout des attentes extrêmement fortes compte tenu du formidable dynamisme et du courage dont a fait preuve le Procureur de la Cour, qui a émis en mandat d'arrêt contre Vladimir Poutine. Vous imaginez, il s'agit du président en fonction d'une puissance nucléaire, un membre permanent du Conseil de sécurité.
Elle a créé un espoir d’une justice qui s’attaque enfin aux plus puissants. Je constate que pour l’instant il n’y a aucun signe d’un tel courage dans le dossier palestinien.
Pour en revenir à l'Afrique du Sud contre Israël, imaginons que la Cour Internationale de Justice penche en faveur de la requête sud-africaine et ordonne des mesures conservatoires, elle n'a aucun moyen de contraintes envers les Etats, comment la situation de la population gazaouie pourrait-elle changer?
On me pose souvent cette question, mais je pense qu’il faut bien distinguer la valeur juridique de la décision, de sa mise en œuvre. La décision de la Cour sera contraignante. Le risque de génocide ne sera plus un débat d’opinion, ce sera un constat judiciaire!
Concernant sa mise en œuvre, elle dépendra de la volonté des Etats à se conformer à la décision de la Cour. Mais, comme je l’ai dit, s’ils ne s’y conforment pas, alors c’est la fin d’un système basé sur le droit international que l’on tente de construire, tant bien que mal, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Comment pourra-t-on empêcher des guerres, des massacres et une course à l’armement nucléaire ou chimique, si le respect du droit international n’a plus aucun sens ?
Tout le monde est dans l'impasse, tout a échoué: le recours à la force, la diplomatie, l’économie. Il y a aujourd’hui une telle attente vis-à-vis de la justice internationale, car on ne trouve aucune autre solution. On se tourne alors vers les juristes en cherchant une certaine forme de rigueur, de boussole morale, dans cet océan de souffrance.