Le docteur Mamoun Albarqawi est chirurgien orthopédiste (fractures et amputations). Il est l’un des vingt et un médecins étrangers récemment partis prêter main-forte à leurs collègues palestiniens de Gaza. Arrivés sur place le 22 janvier, ils en sont repartis le 6 février. Agé d’une cinquantaine d’années, le Dr Albarqawi exerce son métier de chirurgien en France, à Chaumont, en Haute-Marne. Il est membre de Palmed, une association de médecins dont la mission est de venir en aide aux Palestiniens. Il témoigne de ce qu'il a fait et vu durant son séjour. Certaines photos publiées ci-après peuvent heurter.
Dans quel hôpital de Gaza avez-vous prêté main-forte?
Dr Mamoun Albarqawi: A l’hôpital européen de Khan Younès, un établissement de 400 chambres situé dans la partie sud de la bande de Gaza. Arrivé le 22 janvier à Gaza, j’ai rejoint l’hôpital européen le 23, où j’ai été accueilli par un collègue chirurgien orthopédiste comme moi. J’ai commencé à opérer le même jour.
De quels pays venait la délégation d'une vingtaine de médecins étrangers dont vous faisiez partie?
De France, nous étions sept. Je ne connais pas les nationalités de tous les autres. Mais il y avait un Américain et un Britannique parmi eux. Dans la délégation, il y avait un chirurgien viscéral, des chirurgiens plasticiens, un chirurgien thoracique, un médecin anesthésiste, ainsi que d’autres médecins non-chirurgiens.
Quels types d’interventions avez-vous pratiqués?
Beaucoup de fractures ouvertes, causées par des balles ou des éclats de bombes. Des amputations, aussi.
A quelle fréquence opériez-vous?
On avait établi un système d’évaluation de l’urgence des situations. On repoussait au lendemain des opérations moins urgentes. On avait un programme d’opérations auquel on essayait de se tenir, mais c’était difficile, les blessés ne cessant d’affluer. Certains jours, il y en avait moins. Notre travail dépendait beaucoup du matériel disponible pour les opérations, ainsi que de la disponibilité des salles d’opération, au nombre de quatre.
Vous manquiez de matériel?
Je vous donne un exemple de problèmes posés par le manque de matériel. Un jour, j’ai opéré une fracture du coude. Normalement, ça prend un heure et demie. Là, ça a duré trois heures, parce qu’on manquait de matériel.
De quel matériel parlez-vous?
De vis, de plaques, de fixateurs externes, qui servent à réduire, fixer et stabiliser les fractures. J’avais amené avec moi des fixateurs, car malheureusement, à Gaza, il n’y pas grand-chose. Le plus important, lorsqu’on traite des fractures ouvertes, c’est de nettoyer la plaie, d’explorer la plaie, parce que parfois, il y a des lésions de nerfs ou d’artères. Ensuite seulement, on réduit la fracture.
Avez-vous dû amputer?
Oui, cela est arrivé, malheureusement. Je me souviens d’un cas en particulier. Un jeune homme de 20 ans. Il était resté quatre jours par terre, avec des brûlures partout, surtout au niveau des jambes, au troisième degré. Quand les ambulanciers ont enfin pu aller le chercher, c’était trop tard pour les jambes.
Y a-t-il le matériel qu’il faut pour le suivi des amputations?
En général, le suivi se fait au bloc opératoire. Pour nettoyer la plaie, car on ne la ferme qu’après le cinquième ou sixième jour suivant l’opération, une étape dont se chargent les chirurgiens plasticiens. Le nettoyage de la plaie se fait sous anesthésie.
Lesquels?
De tramadol, par exemple. Bien sûr, le paracétamol ne suffit pas.
Y a-t-il eu des opérations effectuées sans anesthésie à l’hôpital européen durant votre présence là-bas?
Je n’ai pas vu à l’hôpital européen d’opérations sans anesthésie. Mais dans les hôpitaux Nasser et Al-Shifa, il y a en a eu, ai-je entendu.
On m’a raconté cela, j’ai vu la vidéo aussi. Cela dit, à l’hôpital européen, le médecin anesthésiste manquait de produits anesthésiants, d’aiguilles et de matériels pour intuber les patients, des choses que nous avons apportées avec nous.
Qui étaient vos patients?
Plutôt des femmes, des enfants, des jeunes garçons, des jeunes filles. Je n’ai pas vu de combattants du Hamas.
Certains blessés sont-ils évacués à l’étranger?
Oui, mais au compte-goutte, dix à quinze par jour seulement.
Vous dites qu’il y avait quatre salles d’opération disponibles à l’hôpital européen. Etait-ce assez?
En fait, ce n’est pas vraiment un problème de nombre de salles, même si une salle supplémentaire n’aurait pas été de trop. Le problème, c’est celui des personnels manquants. Certains ont peur de venir de Rafah, tout au sud, à Khan Younès. Les Israéliens frappent à Khan Younès. De notre côté, on était prêt à travailler jour et nuit. Le personnel local est très fatigué. Déjà parce qu’il n'est pas tranquille, à cause des bombardements. Chez eux, les soignants vivent à cinq ou six par chambre, avec les enfants et les parents. Ce sont des conditions de vie extrêmement dures.
Avez-vous travaillé tous les jours?
Au bloc, presque tous les jours. A la fin, j’étais un peu malade. Je suis sorti, j’ai fait un peu de social. Je suis allé à Rafah, voir les camps où sont regroupés des centaines de milliers de Gazaouis qui ont dû fuir leurs domiciles détruits ou menacés de l’être.
Votre impression?
Il arrive qu’on trouve des fraises locales, vendues plus chères qu’en France, que personne ne peut se payer. Mais des produits alimentaires ordinaires, comme le poulet, par contre, on n’en trouve pas.
Quelle est la situation sanitaire dans ces camps, à Rafah?
C’est la misère totale. Dans ces camps, les patients atteints de maladies chroniques comme le diabète ou l’asthme n’ont pas accès ou très difficilement à leurs traitements, qui pour eux sont vitaux.
Ne peuvent-ils pas se rendre à l’hôpital?
Les routes sont risquées, des patients ont peur d’aller à l’hôpital.
Y a-t-il un hôpital à Rafah?
Oui. J'y suis allé accompagné d'un collègue chirurgien viscéral. On a pris l’ambulance. Un trajet de quinze minutes. On a pris des risques, parce que, même en ambulance, on n’est pas en sécurité. Une mosquée se trouvant à 500 mètres de l’hôpital de Rafah avait été bombardée. On a trouvé les blessés par terre, des hommes, des femmes. Il y avait un médecin des urgences. J’ai lui dit: «Celui-là, je le prends au bloc». Il fallait l’amputer. Sauf qu’on ne pouvait pas l’opérer à l’hôpital de Rafah. Il y avait bien un bloc opératoire, mais pas de lit où mettre le patient ensuite. Alors, on l’a transféré à l’hôpital européen.
Où dormiez-vous durant votre mission à Gaza?
On dormait à l’hôpital même, à cinq dans une chambre de quatre lits, avec en plus un matelas par terre. L’hôpital Européen se trouvait à deux ou trois kilomètres des combats et des bombes.
Comment avez-vous pu entrer dans Gaza?
Il a fallu demander l’autorisation aux Palestiniens, aux Israéliens et aux Egyptiens.
Vous étiez-vous déjà rendu à Gaza?
Oui, en 2009, lors de l’opération militaire israélienne Plomb durci (réd: il y a avait eu 1300 morts côté palestinien, dont 800 civils environ). On était venu à trois médecins de France. On avait travaillé à l’hôpital al-Quds à Gaza, mais la situation était sans commune mesure avec ce qu’il se passe actuellement.
Retournerez-vous à Gaza en mission humanitaire?
Le directeur de l’hôpital européen m’a dit qu’ils voulaient fermer l’hôpital, parce que le personnel a peur de venir. Mais le personnel a été rassuré de savoir que des équipes de médecins étrangers venaient d’Europe et des Etats-Unis. Il n’est pas simple d’avoir les autorisations pour aller à Gaza.
Les Israéliens ont dit que Rafah serait le prochain objectif.
(Réd: l’armée israélienne annonce avoir mené une opération dans la nuit de dimanche à lundi, qui a permis de libérer deux otages, selon Tsahal. De nombreux combattants du Hamas auraient été tués à cette occasion. Le conflit entamé après l'attaque terroriste du 7 octobre a fait 28 340 morts dans la bande de Gaza, en grande majorité des civils, selon le ministère de la Santé du Hamas, qui a dénombré lundi 164 morts en 24 heures.)