Kherson, Ukraine, 26 octobre 2022. Des dizaines de soldats russes bloquent une rue du centre, ils entourent un beau bâtiment ancien. Cinq camions et véhicules militaires arrivent, des agents russes se glissent à l'intérieur. Une incursion soigneusement planifiée et organisée dans le style d'une attaque militaire... contre un musée d'art. C'est ce que racontent dans le New York Times deux journalistes qui ont assisté à cet événement.
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Lorsque, quelques jours après la reprise de Kherson par les forces ukrainiennes, Olha Hontcharova retourne dans le musée qu'elle dirige par intérim, elle constate les traces de la dévastation. Les vitrines sont brisées, et tous les objets historiques ont disparu. L'or et l'argent provenant des fouilles archéologiques, ainsi que la collection de pièces de l'institution, fondée en 1890, ne sont plus là. Elle confiera, plus tard, au journal autrichien Standard:
Par son témoignage, cette experte culturelle contredit la précédente «directrice» du musée, nommée par les Russes pendant l'occupation de la ville. Elle a révélé à la presse que les biens culturels devaient être transférés en Crimée pour des raisons de sécurité. Et c'est là que certains d'entre eux ont effectivement fait leur apparition par la suite. Certains, pas tous.
Sur des photos qui circulaient fin novembre, on peut voir des objets de Kherson dans un musée de Simferopol. Au même moment, Vladimir Poutine confirmait à une agence russe qu'il était au courant des pillages et qu'il y a participé indirectement.
Quelques jours après le raid d'octobre, les Russes s'attaquent aux archives régionales et au musée d'art de Kherson. Jusqu'à la fin de l'année 2023, selon le ministère ukrainien de la Culture, les envahisseurs ont volé plus de 15 000 œuvres d'art et ont pillé plus de 30 musées sur l'ensemble du territoire national. Ils ont fait sortir l'art du pays, surtout dans les villes occupées de Kherson, Marioupol et Melitopol. Des stèles antiques, des bronzes, des pièces de monnaie, des bijoux, des bustes et des peintures à l'huile.
Seule la crème de la crème a été retirée des musées d'art de Marioupol, en mai 2022: 200 pièces de grande valeur, dont des icônes anciennes, un évangile rédigé à Venise en 1811 pour la communauté grecque de la ville, ainsi que les œuvres du peintre ukrainien Arkhip Kouïndji. L'artiste de Marioupol est considéré comme un représentant important de la peinture de paysage réaliste et est collectionné par des musées importants à New York, Moscou et Saint-Pétersbourg.
Des experts internationaux ont affirmé que les Russes ont effectué le plus grand vol d'art collectif depuis le pillage commis par les nazis en Europe pendant la Seconde Guerre mondiale, écrivait, en 2023, déjà, le New York Times.
Depuis le début de l'invasion, Moscou a affirmé que les sites culturels seraient épargnés. Ce n'est désormais plus crédible. Le 18 février, une peinture à l'huile disparue en Ukraine est apparue à la Maison des ventes de la Fédération de Russie de Moscou, propriété de l'Etat. Ce tableau, qui faisait partie de la collection du musée d'art de Marioupol, s'appelle Nuit de pleine lune et a été réalisé par le peintre romantique Ivan Aïvazovski. L'artiste est né en 1817 à Théodosie, en Crimée. Il est donc considéré comme russe au sens des envahisseurs. Interpol avait placé l'œuvre d'art disparue sur la liste internationale des personnes recherchées.
La vente aux enchères du tableau a été officiellement confirmée le 19 février à Moscou. La nouvelle et le montant de la vente se sont répandus à la vitesse de l'éclair grâce à l'agence de presse russe Tass, et les médias ukrainiens ont suivi. Le prix s'élève à environ un million de francs. Détail révélateur: l'adjudication n'a dépassé que de 5000 francs la valeur estimée.
Ce prix a de quoi surprendre: le tableau le plus cher d'Ivan Aïvazoski a une valeur estimée à environ 600 000 francs, alors que le prix moyen d'un tableau se situe très en dessous, à la modeste somme de 50 000 francs. Si la revalorisation soudaine du tableau peut éveiller les soupçons, la vente avait pour but de sortir cette toile volée de l'illégalité et de l'injecter sur le marché de l'art.
Contrairement aux céréales par exemple, ce bien n'est pas soumis à une durée de péremption. Sur la liste actuelle du ministère ukrainien de la Culture et de la Politique de l'information figurent, à la date du 25 janvier 2024, un total de 1938 institutions culturelles endommagées par l'armée russe et qui ont été victimes d'un pillage.
Le président de la Fondation du patrimoine culturel prussien, Herrmann Parzinger, établit une comparaison: «Des indices s'accumulent selon lesquels, outre les destructions culturelles ciblées, des biens artistiques et culturels sont pillés et font l'objet d'un commerce illégal, tout à fait comme dans le cas de l'Etat islamique en Syrie». La liste des pillages, dit-il, s'allonge «presque d'heure en heure».
Traduit et adapté par Noëline Flippe