Trois semi-remorques passent devant nous. Ils transportent d'épaisses plaques de béton qui servent de toit pour les bunkers. Sur une colline, à environ 13 kilomètres de la position russe la plus proche, une grue mobile soulève dans les airs l'un des éléments préfabriqués et le pose sur les murs extérieurs massifs d'un bunker.
De telles fortifications de campagne poussent désormais partout comme des champignons. Ce type de bunker fait partie d'un système de défense composé de trois tranchées renforcées, placées l'une derrière l'autre. Elles s'étendent en zigzag à travers champs.
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Les fortifications doivent sécuriser une importante route de ravitaillement qui va de l'ouest de l'Ukraine jusqu'à l'est, près de la localité disputée de Tchassiv Yar. Ce tracé est désormais menacé par les Russes qui avancent depuis le sud. Près d'Otcheretine, les troupes de Poutine ont réussi à repousser les défenseurs d'environ huit kilomètres en deux semaines – l'avancée russe la plus rapide depuis de nombreux mois. De là à la route de ravitaillement, il ne reste plus qu'une dizaine de kilomètres.
Pourtant, il n'y a pas de panique. Un hameau encore intact se trouve à proximité des nouvelles fortifications. Une postière est occupée à remettre des lettres et des paquets aux paysannes. Au loin, un tracteur répand des semences dans les champs.
En effet, ces derniers jours, les Ukrainiens ont réussi à stopper, du moins provisoirement, l'avancée russe. Mais la plupart des observateurs soupçonnent Moscou de préparer une nouvelle offensive d'envergure afin de gagner encore le plus de terrain possible avant que l'aide à l'Ukraine validée par le Congrès américain ne commence à influencer le cours de la guerre. Ainsi, les Ukrainiens ont annoncé vendredi le début d'une nouvelle offensive russe dans la région de Kharkiv, la deuxième ville du pays. Au nord-est de celle-ci, Moscou a désormais ouvert un nouveau front.
Pour le président Poutine, Kharkiv n'est pas la seule «ville russe» digne d'intérêt, il veut également conquérir tout l'oblast de Donetsk à l'est. Mais pour l'instant, les Ukrainiens en contrôlent encore environ 10 000 kilomètres carrés. Si l'on tient compte des gains de terrain à Otcheretine, on estime que les Russes ont conquis 130 kilomètres carrés dans la région de Donetsk depuis la mi-avril, ce qui représente une progression relativement rapide de 5 kilomètres carrés par jour.
A ce rythme-là, il faudrait encore 2000 jours, soit environ cinq ans et demi, pour que l'ensemble de l'oblast soit sous contrôle russe. La région de Donetsk ne représente toutefois que 4,4% de l'ensemble du territoire ukrainien. De ce point de vue, la guerre peut encore durer très longtemps.
Je continue sur la route du ravitaillement et arrive le soir près d'un immeuble en préfabriqué datant de l'époque soviétique. L'immeuble est habité presque exclusivement par des personnes âgées qui parlent toutes russe. Il y a de la place pour moi dans un appartement. Nous ne sommes plus qu'à une quinzaine de kilomètres des positions russes les plus proches.
Peu après le dîner, un grand bruit se fait entendre. La vitre de l'appartement loué se brise. Heureusement, elle est renforcée par du ruban adhésif. Le couvre-feu a déjà commencé, il serait imprudent de sortir. Le lendemain, je me rends sur le lieu de l'impact avec un traducteur. Derrière une rangée d'arbres se trouve un long bâtiment dont la moitié droite a été comme soufflée. C'est une bombe russe de 500 kg qui a laissé un profond cratère.
A l'intérieur de la moitié encore à peu près intacte de l'immeuble, des jouets traînent. Des casiers sont étiquetés avec des noms, et sous chaque nom se trouve un autocollant avec l'image d'un animal. Mais l'endroit n'est plus un jardin d'enfants depuis longtemps. Les voisins, qui avaient heureusement rendez-vous chez des amis pour un barbecue au moment de l'impact de la bombe, racontent que des soldats habitaient dans le bâtiment désormais détruit. Il s'agissait donc d'une cible militaire.
L'administration communale fait comme si la guerre était lointaine. Elle fait entretenir les parterres de fleurs sur les bandes centrales des avenues, et devant mon café préféré, les arbres ont été radicalement taillés. Ainsi, la canopée qui s'étendait autrefois et sous laquelle on pouvait se cacher pour échapper aux prises de vue aériennes des drones n'offre plus de protection. Les Russes peuvent désormais compter les voitures et les gens devant le café et décider en toute tranquillité du moment idéal pour une frappe aérienne.
Bogdan (prénom d'emprunt) est un jeune officier originaire de l'Est russophone. Avec son unité, il se bat depuis des mois dans l'oblast de Donetsk, en ce moment même dans la localité de Tchassiv Yar, l'un des secteurs les plus chauds du front. «A Tchassiv Yar, il y a beaucoup de nouveaux venus parmi les soldats, qui ont peu d'aptitude au combat», raconte Bogdan.
De l'autre côté, il y a des parachutistes russes, aguerris au combat et très motivés, poursuit Bogdan.
Les Russes ont également utilisé des gaz irritants et de la chloropicrine, une arme chimique datant de la Première Guerre mondiale, pour que les Ukrainiens sortent de leurs bunkers. «Une fois à l'extérieur, nos combattants sont alors des cibles faciles pour l'artillerie ou les drones. Mais nous faisons désormais de même. Nous larguons des bombes improvisées remplies de chloropicrine sur les positions russes à partir de drones.» Tant l'utilisation de gaz irritants comme arme de guerre que celle de la chloropicrine sont interdites par la Convention sur les armes chimiques.
Mais les mots de Bogdan montrent également à quel point la situation est grave sur le front.
Et maintenant, l'officier montre des photos de ses compagnons d'armes, tous des hommes âgés de 40 ans et plus.
Ce n'est pas seulement le manque de munitions et d'armes antiaériennes qui pose problème aux Ukrainiens. C'est aussi l'échec du gouvernement à recruter à temps suffisamment de jeunes soldats. Ce n'est que récemment que le Parlement a décidé que les hommes seraient soumis au service militaire obligatoire dès l'âge de 25 ans, au lieu de 27 auparavant.
En raison des nombreux drones russes, nous décidons de ne pas parcourir en voiture les deux derniers kilomètres jusqu'à Tchassiv Yar, mais de traverser une forêt à pied. Les tirs d'artillerie russes sont maintenant très proches. Les Ukrainiens ne ripostent que rarement. Mais parfois, ils tirent de toutes leurs armes légères sur les drones russes.
Comme nous devons nous frayer un chemin à travers des fourrés, il nous faut une petite heure pour arriver à la périphérie ouest de la ville. Par rapport aux visites précédentes, l'ampleur des destructions est stupéfiante. Pratiquement tous les bâtiments ont été endommagés, certains ont même brûlé.
De nombreux véhicules ukrainiens sont désormais équipés de brouilleurs destinés à faire tomber les drones de combat russes. Les drones sont devenus, avec l'artillerie et les bombes planantes, le plus grand danger. Nous ne voyons que deux civils: un propriétaire de magasin que nous avons déjà rencontré plusieurs fois et un vieil alcoolique qui fait la manche avec une bouteille en plastique vide pour obtenir de l'alcool. Tous deux ne veulent pas quitter Tchassiv Yar.
Il n'y a plus d'électricité ni d'eau courante depuis longtemps. Lorsque nous quittons à nouveau la ville à pied, les missiles pleuvent sur Tchassiv Yar. Comme si nous lui disions au revoir.