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Guerre contre l'Ukraine

Ukraine: «Poutine a le même problème qu'Hitler»

Adolf Hitler et Vladimir Poutine. Un point commun: des problèmes de ravitaillement dans leur guerre.
Adolf Hitler et Vladimir Poutine ont un point commun dans la guerre qu'ils ont décidé de mener.keystone / shutterstock (montage)

«Poutine a le même problème qu'Hitler»

Poutine progresse dans l'est de l'Ukraine, bien qu'au prix d'énormes pertes humaines et matérielles. Mais cette avancée devrait être relativisée, selon Marcus Keupp, économiste militaire à l'EPFZ. Interview.
12.05.2024, 07:0212.05.2024, 07:02
Ralph Steiner
Ralph Steiner
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Lors de notre dernier entretien, vous avez déclaré que la Russie aurait stratégiquement perdu la guerre d'ici à octobre 2023. Nous voici en mai 2024. Que s'est-il passé?
Marcus Keupp: Il convient tout d'abord de préciser ce que signifie «avoir stratégiquement perdu». Je veux dire par là que le taux de production du matériel ou de remplacement des troupes ne peut pas suivre son taux d'usure. Si la guerre se poursuit ainsi, la quantité de matériel russe s'usera tellement que la Russie ne pourra pas atteindre son but de guerre, à savoir la fin de l'Ukraine en tant qu'Etat indépendant.

Comment cela se manifeste-t-il concrètement?
La Russie est en pleine offensive. Il faut être conscient de la manière dont elle la mène. Les Russes utilisent tout ce qu'ils peuvent en termes de matériel et d'hommes.

«Poutine est confronté au même problème qu'Adolf Hitler pendant la Seconde Guerre mondiale: il sait que l'Occident a mis en marche sa machine logistique»

La production des pays occidentaux a pour but d'approvisionner l'Ukraine. Le chef du Kremlin ne peut pas lutter contre ce ravitaillement en continu. Et la Russie consomme beaucoup plus de matériel de guerre qu'elle n'en produit.

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Image: zvg
Biographie en bref
Marcus Keupp est privat-docent en économie militaire à l'Académie militaire de l'ETH Zurich depuis 2013. Auparavant, il a étudié l'économie d'entreprise à l'Université de Mannheim (Allemagne) et à la Warwick Business School (Angleterre) et a obtenu son doctorat à l'Université de Saint-Gall. Agé de 45 ans, il a reçu de nombreuses distinctions pour ses prestations dans le domaine de la recherche universitaire.

La Russie est un pays immense et pourtant sa production n'est pas suffisante?
A cet égard, beaucoup tombent dans le piège de la propagande russe qui, depuis des décennies, persuade les gens que la Russie est un pays immense aux réserves infinies. En Russie aussi, les lois de la physique et de la logistique s'appliquent. Je vous donne un exemple: les prévisions les plus optimistes estiment que la Russie peut mettre sur pied 400 à 500 chars de combat par an. La majorité d'entre eux ne sort pas de l'usine, il s'agit de vieux véhicules remis au goût du jour. Mais en ce moment, la Russie perd 4 à 5 chars par jour, soit une estimation basse de 1500 chars.

«Je résume: malgré leurs efforts, les Russes sont en déficit de 1000 chars par an»

Les images satellites montrent que les dépôts de chars se vident toujours plus. Quand il n'y aura plus de chars, Poutine ne pourra plus se battre.

Le Kremlin ne semble pourtant pas craindre cette situation, non?
Le ministre de la Défense Sergueï Choïgou a récemment souligné que la Russie devait augmenter d'urgence sa production d'armement. C'est le seul moyen pour que la guerre soit poursuivie au niveau d'usure actuel. Il s'agit d'un des rares moments où le régime russe s'est montré honnête et a reconnu la situation difficile dans laquelle il se trouve.

Cette usure sera-t-elle déterminante pour l'issue de la guerre?
C'est certain. C'est une stratégie qui ne peut pas fonctionner à long terme, ce sera le point critique du conflit. Deux aspects de la guerre sont à prendre en compte: les décisions tactiques, au sol avec les troupes notamment, et l'aspect stratégique. Il faut regarder les deux pour saisir les vrais enjeux de la guerre.

Malgré cette usure, les Russes avancent. Que va-t-il se passer ces prochaines semaines?
Oui, les Russes avancent en ce moment. Cela s'explique par le fait que le paquet d'aide des Etats-Unis est resté longtemps bloqué par le manège politique des républicains. On voit que l'Ukraine a besoin de ce soutien occidental. Vladimir Poutine doit reconnaître, contrairement à ses attentes, que le soutien des Etats-Unis est déterminant. Il va essayer de réaliser une percée dans le court laps de temps qui lui reste.

«A long terme, les conditions logistiques joueront contre Vladimir Poutine»

Tenterez-vous à nouveau une estimation temporelle?
C'est difficile. On a tendance à crier que c'est le début de la fin pour Kiev dès que les Russes progressent de deux kilomètres quelque part, mais les choses sont plus compliquées que ça. Actuellement, les Russes tentent de bloquer une importante route de ravitaillement pour une partie du front du Donbass. Ils sont encore à une dizaine de kilomètres de cette route. Les gains de terrain sont toutefois faibles par rapport à l'ensemble du pays.

Comment réagit l'Ukraine?
L'Ukraine sait qu'elle n'a pour l'instant pas assez de moyens pour stopper l'avancée russe. Ses troupes préfèrent se retirer progressivement tout en essayant de rendre la tâche aussi difficile que possible pour les Russes. Volodymyr Zelensky veut justement user les moyens russes, jusqu'à ce que le soutien des Etats-Unis et de l'Europe puisse jouer en sa faveur.

«L'Ukraine tente de saigner à blanc les Russes»

Cette tactique sera-t-elle payante?
C'est la grande question. Soit les Russes parviendront à gagner du terrain à court terme, soit l'usure sera trop importante à un moment donné — ou alors les avancées diminueront en raison du soutien occidental à l'Ukraine. Nous verrons cela cet été et cet automne. Mais Poutine ne pourra de toute façon pas atteindre ses objectifs de guerre initiaux.

Pour quelle raison?
Les tentatives de percée de son armée ne suffisent pas. Dès que la logistique occidentale arrivera, l'Ukraine commencera à le bombarder là où il se trouve, y compris dans le Donbass qu'il occupe depuis des années. Il n'aura alors aucune chance de tenir les objectifs conquis. C'était aussi le problème d'Hitler pendant la Seconde Guerre mondiale: les Américains ont commencé à faire entrer de grandes quantités de ressources en Union soviétique via le corridor perse et après 1943, Hitler n'a plus pu progresser.

Les énormes pertes russes sont-elles dues à des erreurs tactiques ou stratégiques, liées à ce manque de ressources?
Poutine sait qu'il manque de temps et préfère faire massivement pression sur l'Ukraine, mais il s'avère qu'il mène cette guerre sans véritable stratégie. S'il avait correctement calculé ses pertes et le soutien occidental à l'Ukraine, il aurait dû arrêter la guerre en octobre dernier. Et cela se ressent sur le terrain, tactiquement: une armée disposant de plus de temps ne traiterait pas ses soldats et son matériel comme il le fait.

«Mais Poutine veut des succès à court terme et ne pas s'arrêter là»

Le manque de troupes est également un problème. Les Ukrainiens vont-ils se trouver en manque de troupes?
Il faut maintenant faire attention à ne pas adopter le point de vue russe. Il est vrai que de nombreux Ukrainiens en âge de se battre ont quitté le pays au début de la guerre, parfois en soudoyant des bureaucrates. Mais la même chose s'est produite en Russie. L'Ukraine pousse aussi les gens à se battre via des incitations financières. Mais l'Ukraine dispose, du moins sur le papier, d'une réserve active d'un million d'hommes et ne les a pas mobilisés jusqu'à présent.

Et la Russie?
La Russie dispose elle aussi de réserves d'hommes. Elle peut aller «puiser» dans ses régions pauvres des gens prêts à aller combattre en Ukraine contre une bonne somme. La Russie recrute également dans les prisons.

«Tant l'Ukraine que la Russie ne manqueront pas de personnel de sitôt»

Par le passé, vous avez fortement critiqué l'Occident pour son manque de soutien vis-à-vis de l'Ukraine. Etes-vous toujours de cet avis?
Absolument. Regardez l'Allemagne, qui est dans un genre de déni. Le chancelier Olaf Scholz a peur de livrer des missiles de croisière Taurus, car elle craint la réaction de la Russie. Il faut remettre les choses dans leur contexte général: cette guerre est une conséquence de 30 ans de désarmement européen face à une propagande russe qui a endormi la politique et l'économie européennes depuis la chute de l'URSS. L'organisation de la sécurité européenne face à la Russie est un échec. Et de l'autre côté, les ventes de gaz ont permis de financer le réarmement de la Russie.

«La guerre a mis en lumière toutes les failles d'un logiciel qui n'a pas évolué depuis les années 1990»

Croyez-vous à un changement de mentalité en Occident en ce qui concerne le soutien à l'Ukraine?
Un jour ou l'autre, l'Occident sera à court d'excuses. Les lignes rouges tracées face à la Russie n'ont pas fonctionné. Nous n'avons rien fait face à Poutine qui avançait ses pions.

Il reste une ligne rouge qui n'a pas été franchie: la guerre nucléaire.
Depuis le début de la guerre, il n'y a aucun signe objectif d'une escalade nucléaire de la Russie vis-à-vis de l'Occident.

«Tout ça, ce n'est que de la guerre psychologique»

Les menaces russes faisaient partie de la propagande du Kremlin, très élaborée. Pensez à ce qui serait arrivé si nos prédécesseurs s'étaient comportés de la sorte au 20e siècle. A l'époque, on misait sur la dissuasion pure, le seul langage que les Russes comprennent. Aujourd'hui, on préfère jouer la carte de l'apaisement et trouver toutes sortes d'excuses. C'est exactement ce que veulent les Russes: la soumission anticipée de l'Occident. Il y a toutefois des pays qui ne se laissent pas impressionner par ces menaces, comme la Pologne ou la France.

La France, vraiment?
Au début de la guerre, Emmanuel Macron est allé voir Poutine comme un écolier convoqué par son directeur. Entre-temps, il a envisagé, outre la livraison d'armes, l'envoi de troupes en Ukraine. Non pas comme troupes de combat, mais comme soutien à la protection des frontières. Il y a bien sûr un calcul derrière tout cela. En faisant cela, les Russes ne pourraient plus se permettre de tirer au hasard sur n'importe quelle cible. Si des soldats français étaient tués, la situation s'aggraverait.

Avez-vous été surpris de l'attitude de Macron?
Le fait qu'un président envisage publiquement un tel engagement est déjà le signe d'un changement de politique.

Comment se porte l'économie russe? Elle semble toujours fonctionner malgré les sanctions.
La Russie a entièrement hypothéqué son avenir économique en faveur de la guerre. Poutine doit financer son armée, mais il a perdu une grande partie de ses revenus occidentaux dans la vente de pétrole et de gaz.

Actuellement, Poutine puise son argent dans son fonds de la richesse nationale jusqu'à ce que celui-ci soit vide

La Russie a toujours des revenus issus de ses ventes de pétrole dans d'autres pays, mais si elle veut financer à la fois ses dépenses sociales et son réarmement, cela ne peut se faire à long terme que par une inflation cachée. Je ne sais pas comment la Russie pourra se remettre sur les rails sur le plan économique. La Russie ne s'effondrera pas financièrement du jour au lendemain, mais son avenir économique s'annonce sombre.

Les divergences entre le maire de Kiev Vitali Klitschko et Volodymyr Zelensky sont récurrentes. Qu'est-ce que cela montre de la situation de l'Ukraine?
On sait que les deux ne s'apprécient pas particulièrement. Mais la dispute porte avant tout sur la stratégie défensive du pays. Klitschko souhaite que la population civile dans les villes soit mieux protégée. L'Ukraine doit répartir son matériel de guerre. Si elle envoie tous ses systèmes de défense au front, les Russes bombarderont les villes. Si Zelensky mise davantage sur la défense des villes, il ne peut plus tenir le front. Il n'y a pas de solution miracle.

L'Ukraine souhaite toujours faire partie de l'Otan. Que signifierait son adhésion?
Pour la conduite actuelle de la guerre, une éventuelle adhésion n'a aucune importance. Le ravitaillement logistique est bien plus important que l'intégration politique. Une adhésion restera d'actualité, même après la guerre, l'Ukraine n'a pas une Russie pacifique à sa frontière.

«Une adhésion à l'Otan servirait avant tout à dissuader la Russie de toute invasion future»

Mais cela ne peut pas se faire du jour au lendemain, l'Ukraine ne peut pas adhérer à l'Otan alors que des combats ont encore lieu dans le pays. La fin de la guerre est donc une condition préalable.

Un rapprochement de l'Ukraine avec l'Otan pourrait-il conduire à ce que les alliés respectent davantage leur promesse d'aide militaire? C'est précisément ce que le secrétaire général de l'Otan Jens Stoltenberg a critiqué.
Cela peut être une bonne chose. Les pays de l'Otan devraient être conscients de ce qui pourrait se passer si la Russie s'emparait de l'Ukraine. Poutine serait alors aux portes de l'Europe.

«Il est logique de faire de l'Ukraine une forteresse en amont»

Si le changement de mentalité ne fonctionne pas maintenant, il ne fonctionnera peut-être jamais. Mais l'appel de Jens Stoltenberg n'est certainement pas une erreur.

Dans six mois, les Etats-Unis éliront un nouveau président. Que se passera-t-il si Donald Trump remporte l'élection?
Il est difficile d'évaluer quelles sont les déclarations de Trump qui ont de la substance et celles qui relèvent de l'agitation électorale. Ma confiance dans les déclarations de Trump est en principe proche de zéro, quoi qu'il dise.

«Mais il a raison sur un point, et il concerne l'Otan: les pays européens se sont comportés comme des profiteurs des Etats-Unis»

Presque aucun pays européen ne consacre aujourd'hui 2% de son produit intérieur brut à la défense. C'est pourtant l'objectif que les pays membres de l'Otan ont fixé en 2002 lors de leur sommet de Prague. L'Allemagne et la France font partie des plus mauvais exemples et ont négligé leur part pendant des décennies. Trump affirme à juste titre que ce sont les Etats-Unis qui garantissent la sécurité européenne, avec leurs troupes en Europe et leur parapluie nucléaire. J'espère que les Européens se rendent compte qu'ils doivent se montrer responsables de leur propre sécurité.

L'Ukraine a eu la peau du «char tortue» russe
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