Depuis le début de l'année, l'Italie est submergée par un afflux de migrants sans précédent. Début avril, l'état d'urgence a été déclaré afin de débloquer 5 millions d'euros pour augmenter les capacités d'accueil. Plusieurs milliers d'entre eux ont été secourus par les gardes-côtes italiens.
Malgré ces sauvetages, le premier trimestre 2023 s'avère le plus meurtrirer depuis 2017 selon l'ONU. 441 personnes sont décédées en mer entre janvier et mars 2023, un chiffre qui serait néanmoins en dessous de la réalité. Les défunts sont souvent enterrés sans avoir pu être identifiés, car aucune loi n'oblige l'Italie – et l'Europe – à le faire.
Depuis bientôt 10 ans, Dr Cristina Cattaneo, médecin légiste et professeure à l'Université de Milan, dirige un projet de recherche qui permet d'identifier environ 800 de ces victimes – et d'informer les familles qui cherchent leurs disparus. Un travail qui a commencé en 2013 lors du naufrage d'une embarcation à Lampedusa, qui a fait 366 morts. Elle est la protagoniste du film Pure Unknown, qui retrace son combat. Il est diffusé ce samedi au festival Visions du Réel à Nyon.
Quel était le but de votre projet de recherche?
Cristina Cattaneo: Lorsque nous avons commencé, lors du drame de Lampedusa en 2013, nous avions pour objectif de démontrer deux choses. La première, que les familles des victimes étaient bel et bien à la recherche de leurs disparus – ce que beaucoup contestaient à l'époque. La seconde, qu'il est possible de les identifier.
Actuellement, en Italie notamment, les migrants qui décèdent lors de la traversée de la Méditerranée ne sont pas identifiés?
Non. En temps normal, lorsqu'on fait fasse à un désastre de masse – comme c'est le cas avec la crise des migrants –, les données post-mortem sont collectées, les autopsies réalisées et les familles qui cherchent leurs disparus fournissent des photos ou de l'ADN. Les autorités font ainsi les correspondances et identifient les victimes. En Italie et en Europe cependant, les techniques de prélèvement et de conservation de ces échantillons ne sont pas harmonisées dans les cas de décès de migrants en mer.
Des analyses post-mortem sont tout de même effectuées?
Oui. Les examens post-mortem, les prélèvements ADN, voire dans certains cas les autopsies, sont faits. Les données sont collectées, mais personne ne cherche à les confronter avec celles des familles.
Comment se fait-il que ces défunts soient, aujourd'hui encore, enterrés sans nom?
J'ai la triste impression, après plus de 10 ans de recherches, que le sort de ces personnes inconnues et de leur famille intéresse peu. En Italie comme en Europe, on se préoccupe surtout des vivants. Pourtant, il a été démontré que les familles des disparus sont bel et bien à la recherche de leurs défunts, et surtout qu'une grande majorité de ces personnes souffrent du syndrome de perte ambiguë – lorsque la perte d'un être cher n'est pas claire, qu'il n'y a pas de réponses – ce qui peut causer du stress et mener à la dépression.
Serait-il facile d'institutionnaliser l'identification de ces «parfaits inconnus», comme vous les appelez?
Oui, et nous l'avons prouvé. Les différentes technologies existent déjà et sont faciles à utiliser. Les états européens sont dotés de laboratoires de police scientifique. Et il y a tellement de données – cliniques et médicales entre autres – qui sont échangées en toute sécurité à l'intérieur et à l'extérieur des pays. La solution est simple.
Concrètement, comment la mettre en oeuvre?
Chaque pays d'Europe devrait avoir un bureau consacré à la récolte de données des personnes disparues. Les migrants décédés en mer en font partie. Ainsi, les familles des victimes sauront où se rendre pour fournir les informations nécessaires à l'identification. Les échantillons seront ensuite croisés et échangés entre les pays. Car ce que les gens oublient, c'est que la plupart des proches sont déjà en Europe. Ils ne savent simplement pas comment – ni où – rechercher leurs disparus. Par exemple, une mère en Allemagne pourrait retrouver son fils décédé en Italie.
Lors de votre projet de recherche, vous avez identifié une soixantaine de personnes migrantes disparues en mer. Avez-vous réussi à retrouver leurs familles?
Oui. Nous avons ensuite pu établir des certificats de décès. De nombreuses veuves ont pu à nouveau se déplacer. En effet, lorsqu'elles voyageaient avec leurs enfants sans le père, elles ne pouvaient pas se rendre dans certains pays: les autorités posent des questions, se demandent si elles ont l'accord du second parent. Des orphelins, dont certains mineurs, ont réalisé le regroupement familial en Europe. Des mères ont fait le deuil d'un enfant. En revanche, les corps n'ont pas été rapatriés. De confession musulmane ou chrétienne, ces personnes ne crèment pas leurs défunts: le rapatriement du corps coûte donc trop cher. Ils sont enterrés là où ils ont été récupérés. A Milan, nous ne recevons que des données.
Les familles des victimes se sont rendues à Milan pour rechercher leurs disparus?
Exactement. En 2023 cependant, beaucoup de gens ne savent toujours pas que notre projet de recherche existe, que nous sommes en train de récolter les données d'une partie des migrants décédés en mer. Nous travaillons aussi avec des ONG ou des pays comme la Suisse, qui nous contactent pour nous demander si nous avons identifié telle ou telle personne, afin que les familles n'aient pas besoin de se déplacer.
Pourquoi avoir décidé de participer à ce film?
A l'origine, ce projet de recherche était scientifique. Il est désormais politique. Nous nous sommes rendus à Bruxelles, en commission parlementaire en mars 2022, afin de demander la mise en place institutionnelle de ce processus de collecte de données et la légifération de l'identification des personnes migrantes décédées en mer.
Et que s'est-il passé depuis?
Rien. Avec mes collègues, nous pensions sincèrement réussir à créer une loi qui comblerait ce vide normatif, car je reste persuadée que sans cela nous n'irons nulle part. Nous avons travaillé bénévolement pendant toutes ces années. Désormais, c'est aux gouvernements de financer ce travail.
Aujourd'hui, vous attendez que les choses évoluent?
Je n'attends pas, je continue de lutter. De plus, il nous reste encore des personnes à identifier. Nous clôturerons le projet lorsque ce travail sera terminé. Ce qui m'inquiète, c'est la suite. Nous sommes en avril et le nombre de migrants décédés en Italie lors de la traversée de la Méditerranée est déjà très élevé.
Pure Unknown est diffusé samedi 22 avril et mardi 25 avril au festival Visions du Réel à Nyon.